«Avoir peur, c'est ce qui peut arriver de pire à un écrivain. Avoir peur, Nathan, c'est s'avouer vaincu.»
Ça laissait perplexe.
J'y repensais, le soir venu, pendant que je suivais Paul Brennen. Je profitais des embouteillages pour consulter mes notes et ruminer ce que Franck m'avait enseigné. Sinon, il passait son temps au chevet de Marie-Jo-
«On va déménager, il me dit. Ne serait-ce que pour trouver quelque chose de plus adapté. Quelque chose de plain-pied. Ça sera bien plus adapté.»
Et au même moment, je vois l'œil de Marie-Jo fixé sur moi et j'ai une envie folle d'éliminer Paul Brennen sur-le-champ.
Idem, le jour où j'accompagne Chris sur la tombe de Wolf. Je me tiens à l'écart ainsi qu'elle me l'a demandé sur un ton sec dont je ne prends pas ombrage. J'ai tout mon temps. Je hais passionnément Paul Brennen. J'ai apporté des fleurs, moi aussi. Je devrais être satisfait que Wolf soit six pieds sous terre, mais bizarrement je ne le suis pas. C'est comme une victoire par abandon. Et encore, une victoire, je ne sais pas. Il est encore trop tôt pour le dire.
«C'est encore trop tôt, Paula. Encore un peu de patience, nom de Dieu.» Elle me taille des pipes. Je lui rends la pareille. C'est chacun son tour. Mais je vois bien que nous ne pourrons pas continuer très longtemps ainsi – même si ça permet de tenir. J'imagine que sa patience a des limites.
J'ai envie de tuer Paul Brennen plusieurs fois par jour. J'ai mille raisons de vouloir le faire. Il intervient dans toutes les facettes de ma vie. Jamais en bien.
Puis un soir, voilà comment ça se passe:
Il a quitté son bureau très tard. Je le guettais depuis deux longues heures et j'étais en train de discuter avec Paula qui m'attendait dans les salons d'un vernissage à l'autre bout de la ville. J'essayais de lui rappeler que j'étais un policier et que mes horaires étaient élastiques. «Paula, écoute, il faudra bien t'y faire. Paula, baiser ensemble n'y changera rien. Ça n'a vraiment rien à voir. Je suis un flic, tu sais. Ce n'est pas comme si j'étais, je ne sais pas moi, un employé du gaz.»
J'entendais à sa voix qu'elle avait pris quelque chose et je me demandais quoi. Elle m'a dit que c'était ma faute. Parce qu'elle s'ennuyait sans moi. J'entendais également de la musique et les voix d'une demi-douzaine de types qui lui tournaient autour. «C'est bien fait pour toi, m'a-t-elle déclaré. C'est tout ce que tu mérites.» J'ai pris sur moi. J'ai serré les dents, j'ai envoyé un coup de poing dans le plafond capitonné de la grosse Mercedes coupé, intérieur cuir, qui m'était tombée sous la main, mais j'ai pris sur moi dans un effort pour me mettre à sa place.
«Écoute, Paula. Pense que je travaille pendant que tu t'amuses. N'oublie pas ça. Ne rends pas les choses plus pénibles. Écoute. Si je ne finis pas trop tard, je viendrai te chercher. Redonne-moi l'adresse.»
J'étais en train de griffonner le plan sur mon carnet quand Paul Brennen est sorti. Il était accompagné de cette petite frappe de Vincent Bolti, l'homme qui m'avait jadis cassé le petit doigt quand je lui avais tiré une balle dans le mollet, Vincent Bolti qui était son garde du corps ce soir-là, dans un costume sombre, impeccable.
J'ai coincé mon portable contre mon oreille en me ratatinant sur mon siège: «Ne dis pas ça, Paula, s'il te plaît. Tu sais très bien que j'ai envie de toi. Alors ne dis pas ça. Tu sais que je suis perturbé, en ce moment. Ça peut t'arriver à toi aussi. Ça peut arriver à n'importe qui.»
Pendant ce temps-là, Paul Brennen avait allumé une cigarette sur le parvis de son immeuble. Vincent lui tenait la portière ouverte – une A8, si je ne m'abuse, couleur crème.
Paul Brennen prenait son temps. Il n'avalait pas la fumée. Il promenait un regard tranquille et indifférent sur les alentours – des vitrines de mode, éclairées pour la nuit, des femmes qui descendaient de voiture en talons aiguilles, des enseignes multicolores, de drôles de chiens tenus en laisse, un coin de ciel étoile. Après tout le mal qu'il avait fait. Je ne savais même pas s'il en était conscient, du mal qu'il faisait autour de lui.
Il était neuf heures du soir. Je parlementais avec Paula. Paul Brennen a jeté sa cigarette. J'ai mis le contact. «Dis à Marc de s'occuper de ses affaires, ai-je soupiré dans l'appareil tout en déboîtant pour me glisser dans la circulation. Il y a ce que Marc te dit et il y a ce que moi je te dis. Tu ne peux pas me fixer un ultimatum. Ça ne marche pas comme Ça, figure-toi.»
Elle me raccroche au nez. Je la rappelle. Je lui dis: «Ne recommence pas. Ne me fais pas chier.» Et on a enfin une conversation de grandes personnes. J'ai des sentiments pour elle. Oh, j'ai des sentiments pour elle. Voilà ce qui est. Je lui dis: «Laisse-moi remettre un peu d'ordre dans ma vie. Tu vois bien que je m'y emploie. Souviens-toi quand je te disais que tu n'arrivais pas au bon moment. Et regarde quand même où nous en sommes. Est-ce que ça ne va pas dans le bon sens? Sois honnête.»
La circulation est fluide. C'est bon signe. Vincent s'est installé derrière le volant. Paul Brennen est à l'arrière. Je vois sa chevelure argentée.
Elle veut savoir ce que j'attends. Sur le coup, ça me paraît simple. Mais quand je veux le lui expliquer, ça ne l'est plus.
«Tu ne pourrais pas être un peu plus vague? elle me fait. Tu ne pourrais pas être un peu plus obscur?»
Quand nous sortons de la ville, jaillissant d'un périphérique, elle me dit qu'elle vient d'apercevoir Catherine Millet.
«Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse?»
Elle me répond qu'elle va finir comme elle, si ça continue. Je comprends de travers. Je pense: devenir écrivain. Alors je lui demande si elle croit qu'il suffit de claquer des doigts. Elle rectifie. Elle me parle de coucher avec une équipe de foot tous les soirs. Je lui demande si elle ne charrie pas un peu.
Au bout d'un moment, la route surplombe le fleuve. Jusque-là, je n'avais pas eu de chance, il y avait toujours des voitures dans les parages. C'était des témoins gênants. Même si, en général, les gars préféraient filer en vitesse pour éviter les ennuis – plus personne ne s'arrêtait la nuit tombée, en pleine campagne, ni même en ville finalement, pour voler au secours de son prochain, il y a eu trop d'histoires.
Or, pour l'heure, la route est déserte. La nuit noire s'étend derrière moi. Je commence à me demander si cette nuit n'est pas la bonne. Je croise les doigts au kilomètre 24. Je regarde ma montre et j'annonce à Paula que j'effectue une filature pendant que je lui parle, mais que si tout se passe bien, si les cabines de péage ne sont pas en flammes – on a des bandes ultra violentes, en ce moment, les pompiers sont sur les genoux du matin au soir -, eh bien, que je serai près d'elle dans une petite heure. Et que j'aimerais bien, que ça me ferait vraiment plaisir de ne pas la retrouver dans les toilettes ou sur une civière de police-secours. Elle sait très bien de quoi je veux parler.
«Tu exagères, se plaint-elle. Tu es vraiment dur avec moi. Après tout ce que tu me fais supporter.»
Je jette un œil sur le fleuve qui miroite en contrebas, bordé d'ombres pointues. Ce sont des arbres. Ils sont encore plus noirs que la nuit.
«Écoute. Il se pourrait que nous soyons coupés, lui dis-je. Mon client a l'air de vouloir entrer sous un tunnel. Mais quoi qu'il en soit, je retire ce que j'ai dit. Tu es la fille la plus formidable que j'ai rencontrée, ces derniers temps. Je tiens à ce que tu le saches.»
Elle fait hum et pousse un profond soupir.
«Et quand je dis ces derniers temps, je précise, je veux dire que ça remonte à loin.»
Je l'imagine à côté de moi, avec un ou deux enfants à l'arrière au cours d'une balade nocturne, le vent tiède miaulant au carreau – c'est le meilleur moyen pour les endormir et Paula garde la tête posée sur mon épaule. S'il n'y avait pas Chris et Marie-Jo, je n'hésiterais pas une seconde. Quitte à lui offrir une cure de désintoxication. Quitte à la prendre par la main pour l'y accompagner.