Chris se tenait derrière lui, en compagnie d'une brochette de professeurs et de représentants d'organisations qui voulaient en découdre avec l'injustice, avec les fossoyeurs du tiers-monde, les partisans du nucléaire, les laboratoires pharmaceutiques, les assassins de l'agro-alimentaire, les tueurs de baleines, les banques, les fonds de pensions, le sida, le FMI, l'OMC et tutti quanti. La salle était comble. Malgré le magnifique soleil qui piaffait au-dehors, qui ruisselait sur le gazon alangui et murmurait un chant d'une douceur entêtante, l'amphi était bourré à bloc.
Mon regard allait de Chris à Wolf tandis que ce dernier évoquait les 4709 cartouches tirées par les forces de l'ordre, au Québec, contre les manifestants anti-ZLEA. J'essayais de les imaginer, elle et lui. Dans l'appartement de Chris, où trimbaler des meubles de droite à gauche avait été mon sport favori durant plusieurs soirs. J'essayais de les imaginer sur le lit, la fenêtre ouverte à la tiédeur du soir, l'air jouant dans le tulle ocre du rideau comme un chat invisible et silencieux.
Depuis la veille, depuis qu'un site Internet affirmait que Paul Brennen avait fait liquider sa fille, tout le monde était nerveux: les Brennen étaient nerveux, les flics étaient nerveux, les journalistes étaient nerveux, les étudiants étaient nerveux, les militants étaient nerveux. J'avais, quant à moi, des raisons personnelles de me sentir irritable. Wolf avait terminé son laïus et il était allé s'asseoir à côté de Chris qui semblait fondre sur place, le visage baigné de stupeur idolâtre et, je l'aurais parié – et sans aucune médisance de ma part -, la raie des fesses en sueur et colorée en rouge vif.
Ainsi, j'en étais là de mes réflexions, tandis que Marie-Jo, ravie que nous soyons serrés comme des sardines, en profitait pour me tenir par la taille.
Je trouvais cette situation grotesque. Presque insupportable. J'estimais que les choses prenaient une tournure particulièrement affligeante. J'en étais là de mes réflexions. Que Chris perdait les pédales de jour en jour.
J'ai alors pris conscience qu'il y avait du chahut sur l'estrade.
«Abuse of power comes as no surprise.» Cette inscription barrait le tee-shirt d'une jeune femme qui brandissait un portrait de Jennifer Brennen en martelant d'une voix pleine de colère que la police couvrait des assassins.
«Qu'est-ce qu'elle a dit?» ai-je demandé à Marie-Jo en fronçant les sourcils.
Parallèlement, deux types l'avaient empoignée et l'invitaient à descendre. De manière assez rude, je vous l'accorde, ce qui a d'ailleurs déclenché sifflets et injures de la part de l'assistance, ainsi qu'un peu de remue-ménage du côté d'une sortie de secours par laquelle la jeune femme et les deux brutes ont bien vite disparu.
Un peu plus tard, je me suis étendu à l'ombre, les mains croisées derrière la tête. Je rêvais que j'étais redevenu étudiant et que j'étais à l'aube de ma vie, libre de choisir tous les futurs possibles. Marie-Jo était allée chercher des pizzas. Je l'attendais tandis que l'amphi se vidait de ses derniers occupants qui s'éloignaient par petits groupes ou traînaient encore un moment dans les parages. Je me suis efforcé de ne plus penser à rien.
Puis Chris m'est tombée dessus:
«Qu'est-ce que tu fichais. Hein? Dis-moi ce que tu fichais pendant qu'ils maltraitaient cette femme. Hein? Je t'écoute.
– Chris. De quoi tu parles?
– À ton avis. De quoi je parle, à ton avis?
– Tu ne veux pas t'asseoir? Écoute, calme-toi.
– Me calmer? Mais de quoi es-tu fait au juste?
– Tu sais, si c'est pour être désagréable, adresse-toi à quelqu'un d'autre.
– Dis-moi une chose. J'aimerais savoir. Dis-moi à qui on doit s'adresser, alors? Tu sais, quand deux connards s'en prennent à une femme. On appelle qui, dans ce cas-là? Tu as une idée? Non? Je croyais que c'était ton métier. Tu l'as oublié?»
Je l'ai fixée un instant, puis j'ai fermé les yeux.
«Ça, c'est facile, elle a fait.
– Bien sûr. Mais je n'ai pas envie de m'en gueuler avec toi. Tu vois, ça ne me dit vraiment rien.»
Après une seconde de flottement, elle a fini par s'asseoir. J'aurais plutôt parié qu'elle allait m'abandonner à ce qu'elle aurait appelé ma triste condition d'esclave. Ma triste condition d'esclave consentant et fier de l'être.
«Je suis tellement dégoûtée, par moments. Ça me rend vraiment folle. C'est ça que tu ne veux pas comprendre.
– Tu crois que je ne suis jamais dégoûté? J'espère que tu veux rire. Je viens de finir le bouquin de Naomi Klein.
– Ah. Tu as bien fait. Je te félicite. Et alors?
– Et alors? Eh bien, je me suis dit voilà une femme qui a trouvé le moyen de mener son combat sans bousiller sa vie conjugale. Je lui tire mon chapeau.
– Tu sais comment ça s'appelle? Ce que tu fais. Ça s'appelle rabâcher. Ça s'appelle tourner en rond. Tu ne fais aucun effort.
– Tu me connais. Moi et ma fascination pour l'échec. Ton éternel baratin sur ma prétendue fascination pour l'échec.»
Elle a étouffé un vague petit rire. Pour la forme. Sa relation avec Wolf était peut-être à l'origine de ce manque de combativité à mon égard. Difficile à dire.
«Au moins, tu as vu comment ça se passait. C'est toujours ça.
– Je sais comment ça se passe. Tout le monde le sait.
– Et si tu découvrais que Paul Brennen a payé quelqu'un pour se débarrasser de sa propre fille? Tu ferais quoi?
– Tu sais, je trouve que ta question est insultante. Mais d'un autre côté, elle n'est pas idiote. Naïve, mais pas idiote.»
Cette fois, elle a franchement souri. Puis elle s'est levée.
«Sois gentille. Ne me souhaite pas ça.
– Je ne te le souhaite pas, Nathan.
– Très bien. Merci de ta visite.
– Je ne te le souhaite vraiment pas.»
J'étais content que Marc soit rentré. Vivre seul ne me posait pas de problème particulier mais la présence de mon jeune frère, à l'étage inférieur, relativisait le départ de Chris.
Sa voiture était dans l'allée, un cabriolet Audi flambant neuf garé en plein milieu de l'allée, de façon anarchique, si bien que j'ai dû trouver une place un peu plus loin et m'y glisser tant bien que mal.
Une chute stupide (une marche descellée, je crois), comme je sortais d'un bar où j'avais rencontré l'un de mes informateurs, m'avait projeté la tête la première contre un arbre de petite taille, fraîchement planté mais déjà solide. Je saignais. Ce n'était pas grave, mais je saignais du front.
J'ai hésité devant sa porte, sur son paillasson étoile. Puis, après réflexion – inutile de lui donner le mauvais exemple -, je suis monté directement chez moi. Me nettoyer. Remettre un peu d'ordre dans mon apparence générale. Boire du café, me rincer la bouche. Prendre un air décontracté.
Un rayon de lune brillait sur le parquet du salon, dépourvu du moindre meuble, du moindre petit bout de tapis. J'avais encore les rideaux, le poste de télé et une étagère de livres que Chris n'avait pas jugés dignes de sa nouvelle bibliothèque. Un instant, j'ai senti un poids tomber sur mes épaules. Une masse molle, engendrée par le vide. Je me suis demandé si Marc n'aurait pas une plante à me prêter, ou une guirlande lumineuse, mais je ne pensais pas à une femme.
J'étais torse nu dans ma salle de bains, les cheveux encore humides, occupé à m'appliquer sur le front un pansement ridicule censé évoquer la robe du zèbre (Chris en achetait uniquement des pochettes fantaisie), lorsqu'une jeune femme est apparue dans mon dos.