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Elle était très pâle. Les filles que fréquentait Marc étaient toujours sur le point de tomber dans les pommes – du moins était-ce l'impression qu'elles donnaient.

Un murmure s'est échappé de ses lèvres:

«Je peux?»

D'un vague signe de tête, elle a désigné la cuvette des W-C.

J'ai acquiescé.

Comme elle prenait place, les bras croisés sur la poitrine et la tête presque sur les genoux, comme sur-le-champ elle se mettait à pisser et déroulait environ trois mètres de papier hygiénique molletonné – donc trois fois plus absorbant qu'un trois plis haut de gamme -, et comme elle n'était pas bavarde, je l'ai laissée à ses occupations.

Elle m'a rattrapé au moment où j'arrivais sur le palier de Marc. De ses grands yeux éteints et d'un air qui trahissait un incommensurable ennui, elle m'a considéré des pieds à la tête. «Tu es toujours aussi pressé?» m'a-t-elle glissé d'une voix atone, frottant sa menue poitrine contre moi pour me passer devant, me précéder de sa lubrique, coolissime et déprimante personne.

Marc était avec sa patronne, Eve Moravini. Relevant la tête, un peu de poudre encore collée aux narines, elle m'a aussitôt adressé un affectueux sourire:

«Bonsoir, chéri.

– Bonsoir, Eve. En forme?»

Elle a rassemblé quelques croquis éparpillés sur la table basse et me les a tendus en me faisant signe de venir m'asseoir près d'elle.

«Que penses-tu du travail de ton frère? Qu'en dis-tu?»

Je n'y connaissais rien en prêt-à-porter. J'ai hoché la tête:

«Magnifique.»

À son tour, Marc a relevé la tête et m'a tendu la paille:

«Comment va ta vie de célibataire? Tu as vu Paula?»

Paula nous préparait des drinks à la cuisine. Il m'avait semblé la voir écraser des oranges à la main au-dessus d'une casserole mais quelque chose en moi refusait absolument d'y croire. Je me suis penché sur la table basse. Des drinks. Elle avait dit: «Je prépare des drinks.» Des drinks. En écoutant Eminem.

«Oui, j'ai vu Paula.

– Alors, tu vois?

– Tu sais, je ne t'ai pas chargé de ce boulot. Hein, de quoi je me mêle?

– Mais tu as vu la classe de cette fille? Tu rigoles?»

J'ai sniffé ma part, ainsi qu'une autre à côté et les miettes qui traînaient autour, et puis encore une autre sans que je puisse dire pourquoi. J'en aurais été incapable. Je n'aurais pas su dire si je me sentais très bien ou très mal, d'autant que je n'avais aucune raison d'éprouver des sentiments si extrêmes. Eve me caressait la nuque, Marc œuvrait pour mon bonheur et Paula préparait des drinks. Était-ce la lecture de ce Jack Kerouac – j'étais en pleine lecture de Sur la route. Était-ce le départ de Chris? Était-ce mon genou? Était-ce la pollution de l'air? Était-ce les drinks?

«Alors, cette fille a de la classe, j'ai fait.

– Et comment. Et comment. Eve, dis quelque chose.

– Elle est parfaite. C'est vrai, Nathan, elle est parfaite. Mais elle baise comme un pied. Il faut dire les choses comme elles sont. Elle baise comme une savate. Tu le sais très bien. Ce n'est un secret pour personne. Mais sinon, elle est formidable. Et rien ne dit qu'elle ne peut pas apprendre. Moi, personnellement, ça m'a pris du temps.

– Eve. Baiser est une chose. Avoir de la classe en est une autre. Des filles qui savent baiser, il y en a partout.

– Mais qu'est-ce que tu racontes? j'ai dit. Qu'est-ce que tu racontes, à la fin?

– Chéri, je suis entièrement d'accord avec toi. Il n'y a rien d'inné dans ce domaine. Et non seulement ça, mais l'expérience n'est pas tout. Prends une fille comme Catherine Millet, par exemple. Est-ce qu'elle sait baiser? Eh bien moi, je te dis non. Jamais de la vie. Ça, sûrement pas. Je te dis non.»

Puis j'ai eu un trou noir et nous nous sommes retrouvés dans un endroit en vue – il suffisait de considérer le nombre de pleurnichards à l'entrée qui auraient tué père et mère pour obtenir l'autorisation de glisser un seul doigt de pied à l’intérieur, ne serait-ce que cinq minutes, et l'on était assuré d'avoir franchi la bonne porte. Parmi les filles qui se trouvaient là, Paula n'était pas la plus pâle et les toilettes des femmes étaient constamment occupées. Le DJ venait de Barcelone, la déco (tendance post-nucléaire) était signée d'un jeune artiste londonien cloué dans une chaise roulante, la cuisine était japonaise, les serveurs homos ou bi- et les Adidas, les Nike et les Prada de l'an passé étaient remplacées par des Brennen à deux cent cinquante euros la paire en daim bleu.

Eve a commandé des sushis. On avait retrouvé des sushis dans l'estomac de Jennifer Brennen.

«On a retrouvé des sushis dans l'estomac de Jennifer Brennen», j'ai dit.

Eve, Marc et Paula s'employaient à scruter les visages qui passaient, avec une attention particulière pour les célébrités, permanentes ou fugitives, tout en gardant un air détaché. Quelquefois, ils clignaient de l'œil, envoyaient un baiser par-dessus les tables ou balançaient un regard glacé.

«On a retrouvé des sushis dans l'estomac de Jennifer Brennen.

– Ah bon, a fait Marc. Des sushis. Très bien. Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse?

– Tu me demandes quelles sont les dernières nouvelles. Je te les donne.»

Je me suis alors aperçu que Paula me fixait d'un air un peu ahuri.

«On a retrouvé, Paula, écoute-moi bien, on a retrouvé des sushis dans l’estomac de Jennifer Brennen.

– Je peux dormir chez toi?

– Bien sûr que tu peux dormir chez lui, a fait Marc. Aucun problème.»

Je suis descendu aux toilettes en compagnie d'Eve. Quand notre tour est arrivé, nous nous sommes enfermés dans la cabine téléphonique. Eve est complètement accro.

«On ne bâtit pas un empire sans se salir les mains. Je suis bien d'accord.

– Eve, mets-toi à sa place. Il sait que sa fille est perdue pour lui. Il est obligé de se rendre à l'évidence. Et elle fait quoi, pendant ce temps-là? Elle s'ingénie à traîner le nom des Brennen dans la boue. Elle milite contre son père. Elle est de toutes les actions possibles et imaginables contre l'empire Brennen. Je peux te dire qu'elle a défrayé la chronique. J'ai retrouvé les coupures de presse.

– Croissez et multipliez, a dit le Seigneur.»

Deux femmes ne cessaient de cogner contre la vitre pour nous presser. Entre-temps, elles s'embrassaient à pleine bouche. L'une d'elles, je l'aurais parié, avait posé pour une publicité qui avait inondé les murs de la ville: un gros chien blanc, le crâne couvert par un masque de cuir, s'apprêtait à la sodomiser. Sidérant.

«Mets-toi à sa place, hein. Qu'est-ce qu'il fait?

– Chéri, je n'en sais rien du tout.

– Ce bras mort, ce bras douloureux, ce bras pourri, qu'est-ce qu'il en fait d'après toi? Eh bien, il le coupe.

– Paul Brennen a un bras pourri?»

Nous n'avons pas trouvé de taxi. Comme nous n'étions pas, Paula et moi, en mesure de rentrer à pied – elle trébuchait à chaque pas et se cramponnait à mon bras alors que je peinais à tenir sur mes jambes -, j'ai fait quelque chose que je n'aime pas faire, que je suis le premier à réprouver quand on vient me le raconter comme s'il s'agissait d'une blague: je veux parler de réquisitionner un véhicule. Je trouve cette pratique, en dehors du service, en dehors de circonstances très particulières telle la poursuite d'un assassin ou d'un braqueur de banque, je trouve cette pratique complètement immorale. Indigne d'un policier ayant une certaine opinion de ses fonctions. Donc, en général, je l'évite.

J'ai arrêté une Cherokee Grand Wagoner car, à choisir, je préfère être en hauteur. J'ai brandi mon insigne, sur l'avenue presque déserte.

Il s'agissait d'un vieil homme en chemisette, avec une jeune passagère dont le visage était écarlate.