Gardons-nous d’écrire le mot avec un e final : ce dam — que les puristes font rimer avec dans et dent, alors que les autres le prononcent comme dame — n’en prend pas. C’est un très vieux mot puisqu’il apparaît dans les Serments de Strasbourg, texte fondateur de la langue française, signé en 842 par les héritiers de Charlemagne.
À cette époque, dam a le sens de « préjudice (matériel ou moral) », comme le mot latin damnum dont il est issu. L’ancien français avait estre a dam « être dans le malheur » et la peine du dam correspondait à la damnation, le châtiment éternel qui prive les réprouvés de la vue de Dieu : ceux-là sont condamnés. Dans l’usage courant, le mot dam s’efface dès la Renaissance et ne se maintient guère que dans l’expression au (grand) dam de, car il a été évincé par un mot de la même famille, dommage, dont la forme primitive, damage, est passée en anglais au XIVe siècle. Dommage a le sens de « tort », de « préjudice porté à quelqu’un ou à quelque chose », comme dans dommages et intérêts.
Pourtant, si vous vous faites damer le pion, « surpasser », ce qui a de fâcheuses conséquences, ce préjudice est tout différent. Il n’est pas question de damnation mais, plus légèrement, du jeu d’échecs et du jeu de dames.
Lorsqu’un simple pion atteint la rangée de départ de l’adversaire, sa valeur change. Aux dames, le pion, modeste piéton, se transforme en une pièce plus puissante appelée dame. Aux échecs, on peut lui donner les caractéristiques d’une autre pièce, notamment la reine, qui offre les possibilités de déplacement les plus nombreuses. On dit alors que ce pion est damé. Si la partie n’est pas gagnée, elle est du moins bien engagée, car le joueur qui détient cette nouvelle pièce prend un net avantage et l’adversaire auquel on dame le pion pourrait bien être condamné à perdre.
« J’entends bien qu’il y aura toujours des gens pour jouir de certains privilèges et pour en jouir au grand dam et à la colère des non-nantis. »
Au débotté
Vous rentrez d’une longue journée de travail. Vous posez vos clés tout en ôtant votre manteau. La porte n’est pas même fermée que le postier se présente, une pile de calendriers à la main, vous prenant au débotté. Il vous aborde à l’improviste, sans vous laisser le moindre temps de vous préparer. Apparue au début du XIXe siècle, cette expression moderne est formée à partir d’un joli mot qui a perdu ses entrées dans la langue actuelle, débotté (écrit aussi débotter, à l’occasion).
Le débotté renvoie à un petit cérémonial qui rythmait la vie quotidienne des monarques et des princes. Lorsque le roi rentrait de la chasse ou de promenade, des valets tiraient ses bottes, devant les mêmes courtisans qui étaient autorisés à assister à son lever. Saint-Simon, dans ses Mémoires, évoque cette réunion de privilégiés : « On était à Marly, et le roi avait couru le cerf. M. de Chevreuse, que je trouvai au débotté du roi, me proposa d’aller avec lui chez M. de la Rochefoucauld ».
Le débotté c’est donc le moment où l’on ôte ses bottes, celui où l’on rentre chez soi. Bien que la formation du mot réserve peu de surprise, on peut noter que ce débotté ne renvoie pas tant au fait d’ôter ses bottes qu’au moment et aux circonstances de cette action. En effet, le moment où l’on rentre, où l’on se déchausse, est l’instant où l’on se prépare à se reposer dans une forme d’intimité : tout événement qui surgit nous saisit et nous surprend.
Cueillir quelqu’un au débotté, c’est le surprendre à un moment où il ne s’y attend pas. Sans préparation, il lui faut réagir au pied levé.
« Il avait pris cette habitude d’arriver régulièrement avec des retards ou des avances de plusieurs jours, de façon à pincer son monde au débotté. »
Défrayer la chronique
Commettre un acte ou tenir des propos au fort retentissement, défrayer la chronique, c’est faire grand bruit, que ce soit dans la presse, sur Internet ou dans les conversations. De quoi faire fonctionner le bouche à oreille et enfler la rumeur. Cette chronique aurait-elle engagé tant de frais que seules d’importantes retombées médiatiques pourraient les rembourser ? Telle n’est pas l’explication. Si certains chroniqueurs sont payés en notes de frais, ce n’est pas non plus à ce défraiement qu’on doit l’expression.
Mondaine, villageoise ou historique, la chronique est un ensemble de nouvelles vraies ou fausses, souvent défavorables, qui circulent sous forme de cancans et potins. Défrayer vient de l’ancien français frayer « faire les frais, dépenser ». Or, au figuré, faire les frais de quelque chose, c’est bien en être la principale victime. Défrayer la compagnie de bons mots, qui ne se dit plus, c’était la distraire, la faire rire, même à ses dépens. Dans son Dictionnaire, Furetière donne l’exemple : « Ce mauvais poète a défrayé la compagnie pendant tout le repas ».
Plus largement, défrayer s’est dit pour « être le principal sujet de ». Qui fait l’objet de toutes les critiques ou, au contraire, est le héros du jour défraye la conversation.
Aujourd’hui, ce sont de courts messages qui colportent la rumeur et alimentent les réseaux sociaux, version moderne de la chronique. La personne qui, autrefois, défrayait la chronique, fait aujourd’hui le buzz sur Internet. Hier comme aujourd’hui, elle fait grand bruit, mais on ne dit pas qu’elle défraie les médias. Défrayer ne résiste que grâce à la bonne vieille chronique : c’est la loi des expressions.
« Ensuite mon oncle évoqua pour moi deux célèbres affaires de zombisme. Dans le passé elles avaient défrayé la chronique judiciaire du pays. »
Il y a péril en la demeure
Avoir un logis où demeurer, c’est en principe être à l’abri d’un danger. Pourtant, on dit depuis le XVIIe siècle qu’il y a péril en la demeure. Comment, les « belles demeures de France » seraient en danger ? Pardon, « en péril », car ce mot est plus noble, moins banal.