Pourtant le mot latin d’où vient au Moyen Âge le français ledece, puis lëece, lïesce, on l’a conservé comme superbe prénom féminin, Lætitia. Autre femme, mais dans le culte religieux de Marie, cette Notre-Dame de Liesse dont Littré disait que c’était le seul emploi vivant de ce vieux mot. Ce fut un mot d’amour et Charles d’Orléans, dont la renommée de poète a dépassé sa notoriété de prince, se désolait, disant « Adieu ma Dame, ma liesse ! » En ancien français il s’appuyait sur un adjectif complètement oublié aujourd’hui, lié. Oubli normal car dire je suis lié évoquait fâcheusement le lien et le saucissonnage, plutôt que l’allégresse.
Encore employée, l’expression en liesse n’évoque plus tant un bonheur qui peut être intense, mais aussi intime, que des manifestations débridées, la grosse joie. Les foules en liesse ont tendance à brailler et à boire, alors qu’elles devraient, si l’on avait respecté le mot, ressembler aux foules sentimentales d’une belle chanson.
Être bien, mal luné
Le vocabulaire le plus familier est parfois issu de croyances très anciennes. C’est le cas de cette expression qui décrit l’humeur agréable ou maussade de chacun. Luné s’emploie rarement en dehors de cette formule qui évoque la lune. C’est bien le nom du satellite de la Terre qui en est à l’origine.
L’adjectif luné, au XVIe siècle, sert à qualifier ce dont la forme rappelle celle du croissant de lune. Mais cet astre hautement symbolique, depuis l’Antiquité, influence les humains. Apparu au XIXe siècle, bien, mal luné signifie littéralement « bien, mal influencé par la Lune ». Conformément à l’idée d’une concordance entre le macrocosme (l’univers) et le microcosme (l’être humain), on a toujours pensé que les astres, la Lune, ont une influence décisive sur le caractère humain et sur la nature, ce que confirme la science avec le phénomène des marées.
Ce que la Lune a certainement influencé, c’est notre vocabulaire. Le satellite étant lointain, une personne lunaire, tel Pierrot, est un être rêveur, toujours dans la lune. Comme la forme éclairée du satellite, vue de la Terre, est changeante, on a qualifié de lunatiques ceux dont le caractère est instable. Le mot désignait auparavant les individus victimes d’accès de folie, sens qu’a gardé l’anglais lunatic.
Les Italiens disent d’une personne de mauvaise humeur qu’elle a « la lune de travers » (la luna storta). La formulation, qui rappelle que l’astrologie détermine ses prédictions à partir du calcul de l’alignement des astres, est en tout cas plus expressive que notre mal luné !
Comment est-il luné aujourd’hui ? De son humeur, toute la journée allait se ressentir.
Il y a belle lurette
Cela fait un bail, comme on dit, que nous employons l’expression il y a belle lurette pour évoquer ce qui remonte au déluge. Et comme cette expression n’est pas récente — bien qu’elle ne date pas de Mathusalem —, on n’en connaît pas toujours l’origine, même en sachant bien l’employer. Qu’est-ce donc qu’une lurette, surtout quand elle est belle ? En a-t-on jamais vu de laide ?
L’expression venant de la langue orale, il est difficile d’en retracer l’évolution exacte, et même de dater son apparition. Mais on suppose, grâce aux patois du nord et de l’est de la France qui employaient encore récemment l’équivalent il y a belle heurette, que lurette serait une déformation de l’ancien français hurete, la « petite heure ». De même que les enfants qui entendent « un avion » disent « le navion », fourrant l’article dans le mot, la consonne finale de l’adjectif belle a été perçue comme le premier son du nom suivant. En outre, le son lure, celui de turelure, fréquent dans les refrains de chansons, a pu influencer cette transformation. Si on ne connaît pas de bellure, on a trouvé en Bourgogne des attestations de bellurette.
Par cette déformation, lurette s’est éloigné du sens de « petite heure », évoquant aujourd’hui un laps de temps « joliment » long. Combiné à l’adjectif beau (comme dans il y a beau temps que pour « il y a longtemps que »), cette petite heure exprime l’idée d’un temps important comme dans il y a un sacré bout de temps. C’est peut-être la curiosité qui rend si belle cette lurette !
« Titi, ses dents, ça faisait belle lurette qu’il les avait perdues les unes après les autres ! »
Ça fait des lustres
Une tendance naturelle à l’exagération nous pousse à amplifier la durée des bons ou des mauvais moments que nous vivons. Ainsi, à un ami qui revient d’un long voyage, on dit encore que ça fait des lustres qu’on ne l’a pas vu. Pourquoi des lustres ? Pourquoi pas des luminaires, des candélabres ou des lampadaires ?
Si vous étiez scrupuleux en parole, vous ne devriez employer cette expression que si la durée avait atteint cinq ans exactement. Car le lustre dont il est question ici n’a aucun rapport avec l’appareil d’éclairage : il vient du nom d’un sacrifice expiatoire, en latin lustrum, cérémonie purificatrice que les Romains de l’Antiquité pratiquaient tous les cinq ans lors du recensement.
En passant de l’Antiquité à la période actuelle, le mot français a désigné une période de cinq ans. On lit dans le Gil Blas de Lesage : « il avait deux enfants, un garçon qui achevait son cinquième lustre, et une fille qui commençait son troisième ». Autrement dit, un fils de vingt-cinq ans et une fille d’environ dix ou onze ans. Cet emploi ne survit que dans la langue littéraire, lustre n’évoquant plus dans le langage courant qu’une période longue et indéterminée, quand ce n’est pas l’appareil d’éclairage homonyme.
On peut s’émerveiller que la langue française ait su emprunter, depuis le Moyen Âge, un mot latin qui désignait une durée précise, pour créer une expression si vague. Mais si son origine est souvent méconnue, elle rivalise sans peine avec d’autres, plus claires : des lustres, ce sont des siècles ou même une éternité.