Jeter de la poudre aux yeux
Ceux qui jettent de la poudre aux yeux éblouissent mais suscitent la méfiance. Comme le marchand censé jeter du sable dans les yeux des enfants pour les endormir, les jeteurs de poudre aux yeux endorment la vigilance d’autrui afin d’atteindre leur but. L’esbroufe est ce qui se donne l’apparence du brio : le bluffeur en jette, en met plein la vue pour faire illusion.
Cette poudre au centre de l’expression, c’était en réalité de la poussière, avant que poudre ne désigne d’autres matières plus spécifiques, comme la poudre à canon ou celle dont on se farde. C’était surtout la poussière des routes avant l’ère du bitume. Par temps sec, le passage d’un attelage soulevait ainsi les particules de terre qui couvraient les chemins. Et quand Charles Perrault écrit dans Barbe Bleue « je ne vois rien que le Soleil qui poudroie », c’est parce que le Soleil fait briller cette poudre, poussière en suspension.
Telle serait l’origine de jeter de la poudre aux yeux, qui ferait référence à la course a pied sur des chemins en terre depuis les Jeux antiques. Certains coureurs, dit-on, remportaient la victoire parce qu’ils avaient gêné les concurrents qui les suivaient en soulevant la poussière. Ils devaient leur réussite à un procédé déloyal plus qu’à leur talent.
Les sportifs dopés font-ils aujourd’hui autre chose ? D’une poudre à l’autre, le monde de la compétition continue d’inviter à briller par des moyens douteux, pourvu qu’ils soient invisibles. L’expression, cependant, a quitté les pistes et les chemins poudreux pour investir les prestiges trompeurs de la parole. On n’éblouit plus pour arriver en tête, mais pour se faire élire ou pour vendre. Propagande et publicité sont autant de poudres jetées devant nos yeux.
« Ils gagnent un argent fou, mais ils mènent trop grand train, disait maman. Tout passe dans les écuries, dans la livrée. Ils préfèrent jeter de la poudre aux yeux, plutôt que de mettre de côté. »
À brûle-pourpoint
Dans la petite société proustienne, Madame de Guermantes se prit un jour à citer de mémoire la grande littérature française et « c’est l’œil brillant de satisfaction que M. de Guermantes avait écouté sa femme parler de Victor Hugo “à brûle-pourpoint” et en citer quelques vers. » La mondaine n’aurait pas préparé son coup, et ce serait spontanément et inopinément qu’elle déclama ces vers manifestant sa culture et sa mémoire.
L’expression garde son mystère si l’on ignore ce qu’est un pourpoint. Disparu depuis plusieurs siècles, le pourpoint était un vêtement masculin couvrant le torse jusqu’à la ceinture. C’était de la belle couture, et le mot venait du verbe poindre, qui signifiait « piquer ». Les chevaliers revêtaient un pourpoint de cuir sous l’armure, les élégants portaient pourpoint tailladé. L’habit faisait si bien corps avec le porteur qu’on en vint à dire le moule du pourpoint pour désigner le corps (masculin). Et on mettait un homme en pourpoint quand on le dépouillait de son bien. De nos jours, il se retrouverait en chemise ou en slip. Quant à l’aptitude de ce vêtement à prendre feu, c’est une autre bizarrerie.
Notre duchesse citant Hugo à l’improviste, aurait-elle affronté quelque danger au milieu des flammes ? Peut-être car tirer à brûle-pourpoint consistait à tirer à bout portant, si près que la poudre brûlait l’habit de la victime. D’après ce coup de feu qui ne pouvait rater sa cible, on qualifia d’à brûle-pourpoint un argument imparable. L’efficacité du coup a été retenue avant son caractère soudain et meurtrier. C’est en ce sens qu’on utilise aujourd’hui la formule.
Venant de Proust, le choix d’une telle expression n’a rien d’innocent. Avec ses stratagèmes, ses coups bas et ses répliques assassines, l’art de la conversation mondaine a toujours ressemblé, sous sa plume, à celui de la guerre.
pourpoint
[ puʀpwɛ ̃] nom masculin
ÉTYM. XIIIe ; porpoint v. 1200 ♦ de l’ancien français pourpoindre, de pour- et poindre « piquer »
■ ANCIENNEMENT Partie du vêtement d’homme qui couvrait le torse jusqu’au-dessous de la ceinture. […]
Peu ou prou
D’habitude, c’est le fort qui protège ou entraîne le faible. L’inverse peut arriver. Ainsi, l’adverbe prou, qui a disparu de notre vocabulaire, et qui signifiait « beaucoup », a été propulsé dans un français moderne mais un peu affecté par le très courant peu, qu’il n’est pas besoin d’expliquer.
Prou, au XIe siècle prud, proud, vient d’un nom plus ancien encore : le proud, c’était le profit. Ce mot venait de l’adjectif latin prode « utile, profitable ». De l’utilité au gain, cela montre que l’économie et le commerce étaient déjà essentiels. Mais du bénéfice ou du profit à la grande quantité, cela révèle que le langage aime aussi à généraliser. En outre, une personne précieuse, rendant des services, était preud, preude. De là les preux chevaliers !
Selon Monsieur Vaugelas, qui, bien qu’un peu rigide et donneur de leçon, savait observer le langage, on disait encore prou pour « beaucoup » à son époque. Mais on ne l’écrivait plus. Un peu vieillot et provincial, sans doute. Cependant, depuis plus d’un siècle, une expression s’était répandue, où ce prou sur le déclin était associé à peu, son contraire. Après ni peu ni prou, « ni peu ni beaucoup », c’est-à-dire « pas du tout », qui a cessé de s’employer, on a commencé à dire d’une chose qui était plus ou moins ceci ou cela qu’elle l’était peu ou prou.
Voilà comment le petit peu a sauvé de l’oubli le glorieux prou, que l’on ne sait plus employer seul, sauf pour rire. Ainsi Henri Calet, dans ce superbe roman qu’est La Belle Lurette, écrivait que les protections accordées à l’un de ses personnages étaient « peu ou prou intéressées, et plutôt prou ».
« La mondialisation était selon lui peu ou prou la continuation du modèle colonial. Les nations développées continuaient à se procurer des matières premières et de la main-d’œuvre à bas prix. »
Q
C’est la quadrature du cercle