L’apparition de l’expression a pu être influencée par une autre qui a vieilli : en mettre un rayon « se dépenser, travailler, agir avec ardeur ». Les sillons étant autrefois appelés rayons, s’agit-il ici de l’effort soutenu fourni par le laboureur ? Ou de celui du cycliste dont le vélo est muni de roues aux rayons métalliques ? On ne sait, mais ces rayons-là n’ont rien à voir avec le nôtre. Le rayon agricole vient de raie, qui trouve son origine dans le mot gaulois riga « sillon » (les Gaulois, très forts en culture, avaient inventé la charrue), tandis que le rayon de la roue fait partie de la famille issue du latin radius « baguette ».
Quoi qu’il en soit, sans aller jusqu’à prétendre en connaître un rayon sur l’histoire des mots, vous pouvez désormais vous targuer d’en savoir un peu plus.
« J’en ai eu de l’instruction, et pour la culture j’en connais un rayon. »
Donner du fil à retordre à quelqu’un
D’où vient ce fil qui donne tant de mal ? On pourrait croire que tordre un fil déjà tordu, c’est se compliquer inutilement la tâche. Mais l’expression cache des images plus inattendues.
En effet, retordre ne signifie pas ici « tordre à nouveau », comme dans « tordre et retordre du linge mouillé ». La formule provient du langage technique des tisserands et des fileurs. Retordre du fil était une opération précise, consistant à assembler plusieurs fils en les torsadant pour en obtenir un plus épais, plus résistant. Contrairement au simple filage, cette opération complexe demandait rigueur et minutie car les brins étaient souvent de taille inégale. Il ne fallait pas ménager sa peine pour obtenir un fil retors de bonne qualité. Ce mot technique, participe passé de retordre, a pris un sens imagé : on peut dire des individus retors qu’ils ont l’esprit exagérément compliqué, un peu tordu ! Dans Illusions perdues, Balzac décrit « un de ces hommes profondément retors et traîtreusement doubles ».
L’expression donner du fil à retordre apparaît avec sa signification actuelle au XVIIe siècle. Elle est expliquée dans le Dictionnaire de Richelet, le premier dico « tout français », publié en 1680. Mais, quarante ans plus tôt, on la connaissait déjà, faisant référence à un tout autre travail. Donner du fil à retordre, c’était « se prostituer » ! Il s’agit peut-être d’une métaphore basée sur l’image des fils qui s’emmêlent, mais l’explication reste incertaine. À trop tordre les mots et la langue française, on risque d’en perdre le fil !
« Comme elle était très scrupuleuse, elle l’a bien renseigné d’avance… Qu’il aurait du mal avec moi, que je leur donnerais du fil à retordre, que j’étais assez paresseux, foncièrement désobéissant, et passablement étourdi. »
Tirer à boulets rouges sur quelqu’un
Lorsqu’il s’agit de rendre compte d’une situation de conflit ou de tension, la langue recourt volontiers aux métaphores guerrières. Si on attaque violemment et de façon réitérée une personne, on peut dire que l’on tire à boulets rouges sur elle. La première partie de l’expression est aisément interprétable — la victime étant soumise aux salves des attaques, en général verbales —, mais l’emploi de l’adjectif rouge l’est moins.
Ce qualificatif rouge renvoie à la couleur que prend le métal sous l’effet de la chaleur. Au siècle des Lumières, les artilleurs eurent l’idée de plonger les boulets, des sphères de métal plein, dans le feu avant de les lancer. Ce procédé permettait d’accroître leur capacité de destruction : le métal chauffé ne se contentait pas de détruire la cible, il provoquait l’incendie. Technique particulièrement efficace dans les batailles navales, où le bois des vaisseaux pouvait très facilement s’enflammer conduisant le navire au désastre.
Si rouge n’est plus perçu comme signifiant « brûlant, rougi au feu », l’adjectif a acquis d’autres sens, liés aux valeurs symboliques de la couleur. Le rouge connote traditionnellement la colère, voire la fureur, sentiments violents qui peuvent animer la personne qui attaque et « tire ». Si le sens premier de cette expression s’est perdu dans la mémoire collective, elle n’en demeure pas moins aisément intelligible et témoigne de la remarquable ductilité de la langue.
« Je ne crois pas que les révolutions soient des assassinats, ou alors je m’en désiste. On le sait. C’est pourquoi on tire sur moi à boulets rouges, des deux côtés. »
Être au bout du rouleau
Quand on est rendu à la dernière extrémité, à court d’expédients, on est au bout du rouleau, telle une pelote dévidée jusqu’à son ultime brin. Mais il ne s’agit pas de l’enroulement auquel vous pensez, bien que sa fin puisse mettre dans une situation embarrassante…
La langue classique décrite par Furetière dans son Dictionnaire connaissait cette expression sous une forme différente : « il est au bout de son rollet, il ne sait plus que répondre, il ne sait plus où trouver de quoi vivre. » Ce rollet est un petit rôle, avec peu de texte à dire, et rôle un rouleau de papier.
Le papier est d’apparition récente dans l’histoire de l’humanité. Pendant des siècles, on a écrit sur des feuilles de papyrus, apprêtées et mises bout à bout pour former une longue bande. Pour ranger et conserver ces fragiles parchemins, il fallait les rouler. C’est sur ce support que les acteurs prenaient connaissance de leur texte.
L’acteur médiéval apprenait donc à déclamer les vers écrits sur ce rouleau, sur ce rôle, et l’on dira ensuite qu’il apprend son rôle, qu’il a un beau rôle. Si le rôle était bref, on se contentait d’un rollet. Arrivé à la fin du rouleau, tout espoir de gloire s’envolait.
Le mot rôle, dans son sens originel « rouleau de parchemin portant des écrits », a désigné différentes listes et catalogues à caractère officiel : qu’il s’agisse des actes notariés ou des militaires inscrits au rôle (ils sont enrôlés), du registre sur lequel sont répertoriées les causes dans l’ordre où elles doivent être plaidées devant le tribunal — à tour de rôle —, du contre-rôle, registre tenu en double, permettant le contrôle, le rôle est un document — et un mot — important.
Rôle, rouleau, comme rouler, appartiennent à la famille de roue et partagent la notion de circularité. La « roue de la Fortune » montre l’inconstance du sort, et nous rappelle de prendre garde à la fin du rouleau.