Noter sur ses tablettes, même devenues des écrans tactiles, revient à reproduire les gestes des scribes sumériens. Et l’inscription est durable. Tellement durable qu’elle en vint à symboliser le ressentiment et le Dictionnaire de Féraud rapporte à la fin du XVIIIe siècle cette expression : « Vous êtes sur mes tablettes, dit un Supérieur à son inférieur : vous m’avez déjà donné sujet de me plaindre de vous ». Pour effacer ce mauvais souvenir, il faut le rayer de ses tablettes.
Le papier, invention récente à l’échelle de l’humanité, a succédé à des siècles de papyrus et de parchemin. L’écriture, moyen de communication durable, mémoire de la parole, a toujours trouvé un support pour s’exprimer. Peu importe sa nature, les paroles s’envolent, les écrits restent.
« Quoi qu’il en soit, dites-moi le nom de cet homme, afin que je le mette sur mes tablettes. »
Être taillable et corvéable (à merci)
Être taillable et corvéable à merci, on le sait, c’est être soumis à toutes les corvées, à la volonté d’un maître, d’un patron qui assigne des tâches sans discussion possible. Si un plat mangeable est un plat que l’on peut manger, si une pièce détachable peut être détachée, il doit être possible de tailler les humains. Tout autre chose que des crayons ou des pierres…
Il nous faut remonter au Moyen Âge pour comprendre cette expression. Serfs et roturiers étaient soumis à de nombreuses obligations imposées par leur seigneur. Ils lui devaient des journées de travail collectif pour entretenir son domaine (la corvée) et des impôts, dont la taille. Corvéable, comme taillable, qualifiait ceux qui étaient soumis à ces contraintes.
L’adjectif taillable est formé d’après le verbe tailler « couper, découper ». La taxe portait ce nom en raison d’une pratique des collecteurs, qui tenaient les comptes en faisant des encoches sur une baguette de bois, le bâton de taille. Ce système de comptabilité rudimentaire était accessible à des personnes ne sachant ni lire ni écrire.
Métaphoriquement, le mot a pu être employé dans l’idée que les percepteurs prélevaient sur les contribuables à la manière dont un tailleur travaille la matière, retranchant certaines de ses parties. D’ailleurs, pour désigner un contribuable, on disait alors un taillable.
Le taux de la taille pouvant être fixé de manière arbitraire et la nature des corvées dépendant du bon vouloir du seigneur, on a accolé aux mots de la soumission l’expression à merci soulignant ainsi que les serfs étaient dans la dépendance totale, à la « merci » de leurs maîtres.
La société féodale ayant disparu, la corvée, la taille comme la gabelle furent abolies en France à la Révolution. Pourtant, l’exploitation subsiste et l’expression, qui a traversé les siècles, est toujours vivante.
« Il y avait des garçons que tout le monde pouvait frapper — taillables et corvéables à merci. D’autres dont on pouvait se moquer ; certains qu’il suffisait d’appeler par un sobriquet pour les voir quitter la partie et disparaître. »
Sur le tas
Sur le tas se dit de pratiques qui s’ajustent à une situation concrète de travail plus qu’elles ne répondent à des protocoles. L’expression s’applique en particulier à l’apprentissage d’un métier au contact des professionnels. Faut-il comprendre que ces contacts se multipliant, ils finissent pas former ce tas qu’on appelle communément l’expérience ? Pas exactement.
L’origine du mot tas n’est pas certaine. Considéré parfois comme un emprunt au mot néerlandais désignant un amas de blé, ce mot est aussi rapproché de la famille du latin stare « se tenir debout, immobile ». Depuis son apparition, le mot tas évoque l’amas, l’accumulation, évoluant vers l’idée de grande quantité (des tas : « beaucoup »).
À la Renaissance, le mot est passé dans le vocabulaire de la construction. Le terme tas de charge renvoie à la masse de pierre sur laquelle prend appui l’arc d’une voûte. Toujours en architecture, tas a aussi servi à désigner la masse d’un ouvrage de pierre en construction, et, de là, le chantier sur place. Dans ce contexte, la taille qui s’effectue sur le tas, et non pas dans l’atelier, se fait à l’endroit même où les pierres vont servir à édifier les murs.
L’expression s’est appliquée à tout type de travail, et l’apprentissage, la formation « sur le tas » se font de manière improvisée, par observation et expérimentation. Sur le tas évoque dès lors le lieu du travail, quel qu’il soit, ce qui explique la fortune de l’expression en argot, où l’on peut mettre une fille sur le tas, en l’occurrence sur le trottoir, ou se faire prendre sur le tas, c’est-à-dire en flagrant délit.
S’il est vrai que c’est en forgeant qu’on devient forgeron, les travailleurs ont appris qu’il est parfois efficace, pour obtenir son dû, de faire grève sur le tas !
« On apprenait le boulot sur le tas, en regardant faire les anciens qui n’étaient pas avares en coups de pieds au cul. »
Au temps pour moi
Voilà bien une situation ironique : on emploie l’expression au temps pour moi afin de reconnaître qu’on s’est trompé, et aussitôt, on se voit accusé de commettre une faute d’orthographe…
En effet, cette expression, familière pour l’Académie française, est le plus souvent écrite sous la forme autant pour moi. Elle se comprend alors comme une manière concise de dire « j’ai commis autant d’erreurs que vous » ou « je me suis trompé et mérite autant que vous d’être sanctionné ». L’explication, séduisante, ne correspond pas à la vérité. L’Académie reconnaît que cette graphie « est courante aujourd’hui, mais rien ne la justifie ».
L’emploi du mot temps — du latin tempus, au sens de « durée » — loin d’être fautif, s’explique pourtant. Au temps ! est un commandement propre au langage militaire. Prononcée au cours d’un exercice de maniement des armes, lorsqu’une faute a été commise ou qu’un mouvement a été mal exécuté, l’expression ordonne la reprise du mouvement au temps précédent ou depuis le début.
On lit ainsi sous la plume de Courteline, observateur amusé des mœurs de la caserne : « Recommencez-moi ce mouvement-là en le décomposant. Au temps ! Au temps ! » (Le Train de 8 h 47). C’est dans ce sens que s’entend également au temps pour les crosses (ordre donné quand les crosses de fusil ne sont pas retombées en même temps) durant les répétitions de prises d’armes.