— Eh bien, j’ai eu chaud. Merci d’être venu à mon aide.
— Vous savez, docteur, dit l’officier de sécurité, j’espère qu’il se trompe.
— À propos de quoi ?
— Du fait que nous risquons de nous trouver devant quelque chose de trop fort pour nous.
— Ça, dit Floyd d’un air déterminé, c’est bien ce que j’ai l’intention de découvrir.
Quarante-cinq minutes plus tard, le vaisseau lunaire Arès-1 B quittait la station. Il n’y eut pas le déchaînement de puissance et de bruit qui accompagnait les départs depuis la Terre mais un simple sifflement presque inaudible au moment où les moteurs à plasma déversèrent dans l’espace leur faible courant électrique. La poussée se poursuivit durant un quart d’heure et l’accélération était si timide qu’elle n’empêchait nullement de se déplacer dans la cabine. Lorsqu’elle prit fin, pourtant, le vaisseau n’avait plus aucun lien avec la Terre. En s’éloignant de la station, il s’était libéré de l’emprise de la gravité et il constituait à présent une sorte de nouvelle planète qui tournait autour du soleil selon sa propre orbite.
Floyd se trouvait seul dans la cabine prévue pour trente passagers. Il était étrange de voir tous ces sièges vides autour de soi et de profiter des attentions exclusives du steward et de l’hôtesse, sans parler du pilote, du copilote et des deux ingénieurs. Floyd doutait que beaucoup d’hommes, au cours de l’Histoire, eussent bénéficié d’un tel service. Il se souvint de la remarque cynique de certain pontife : « À présent que nous détenons la papauté, profitons-en. » Eh bien, ma foi, il n’avait qu’à profiter de ce voyage et de l’euphorie qu’engendrait l’apesanteur. Avec le poids disparaissaient la plupart des soucis. Quelqu’un avait dit une fois que si l’on pouvait être terrifié dans l’espace, on ne pouvait y être malheureux. C’était vrai.
Steward et hôtesse, semblait-il, étaient bien décidés à le faire manger durant les prochaines vingt-cinq heures, et il ne cessait de repousser des plats qu’il n’avait pas commandés. Le fait de manger en gravité zéro ne posait pas de vrai problème, contrairement aux sombres pronostics des premiers astronautes. Floyd était assis devant une table très ordinaire à laquelle on fixait assiettes et plats, comme sur un bateau par gros temps. Tous les mets, de quelque façon, possédaient un certain pouvoir adhésif afin qu’ils ne quittent pas l’assiette pour voyager dans la cabine. Ainsi une côtelette était retenue prisonnière par une épaisse sauce, une salade rigoureusement maîtrisée par ses ingrédients. Avec un peu d’astuce et de pratique, on réduisait considérablement le nombre des plats à proscrire, telles que les soupes chaudes et les pâtisseries par trop friables. Pour les liquides, c’était différent : ils étaient tous présentés sous tube.
Toute une génération de volontaires héroïques quoique peu enthousiastes avait contribué à la mise au point des toilettes qui étaient maintenant à peu près sûres. Floyd en fit l’essai dès le début de la période de chute libre. Il se retrouva dans un petit réduit cubique pourvu de tous les aménagements que l’on trouvait sur un avion mais baignant dans une lumière rouge particulièrement pénible à l’œil. Un avis gravé annonçait :
TRÈS IMPORTANT !
POUR VOTRE CONFORT, VEUILLEZ LIRE ATTENTIVEMENT LES INSTRUCTIONS !
Floyd s’assit selon une vieille habitude qui persistait même en apesanteur et lut plusieurs fois la notice. Lorsqu’il fut certain qu’aucune modification n’avait été apportée depuis son dernier voyage, il appuya sur le bouton marqué DÉPART.
Tout près, un moteur électrique se mit à vrombir et Floyd sentit le mouvement qui s’amorçait. Ainsi que le prescrivait la notice, il ferma les yeux et attendit. Une minute après, une sonnerie retentit et il rouvrit les yeux. La lumière était devenue d’un rose pâle reposant et, fait beaucoup plus important, la gravité était rétablie. Seule une faible vibration indiquait qu’il s’agissait d’une gravité de fortune entretenue par la rotation du compartiment des toilettes. Floyd prit un morceau de savon, le lâcha et le regarda dériver lentement. La force centrifuge ne devait représenter en fait que le quart de la pesanteur normale. Mais cela suffisait pour que les objets se déplacent dans la bonne direction, ce qui était particulièrement important en un tel endroit.
Il appuya sur le bouton STOP et ferma de nouveau les yeux. Lentement, la sensation de poids reflua tandis que cessait la rotation. La sonnerie retentit par deux fois et la lumière rouge fit sa réapparition. La porte se retrouva alors en position correcte et Floyd put sortir. Il se glissa rapidement dans la cabine et ses semelles de velcro adhérèrent aussitôt au tapis. Il avait depuis longtemps épuisé les joies de l’apesanteur et appréciait le fait de pouvoir marcher à peu près normalement.
Il avait largement de quoi s’occuper. Lorsqu’il en eut assez des rapports officiels et des mémos, il brancha son minibloc d’information sur le circuit du vaisseau et parcourut les dernières nouvelles de la Terre. Il formait l’un après l’autre les numéros de code des principaux journaux électroniques du monde. Il connaissait par cœur la plupart et n’avait pas besoin de consulter la liste qui figurait au dos du bloc. En jouant sur la mémoire de la visionneuse, il pouvait consulter la première page et choisir rapidement les rubriques qui l’intéressaient. Chacune avait son propre numéro de référence et, lorsqu’il le formait, le rectangle qui avait les dimensions d’un timbre-poste s’agrandissait sur l’écran. La lecture achevée, il suffisait de revenir à la vision de la page entière et de choisir une autre rubrique.
Parfois, Floyd se demandait si le minibloc et la technologie fantastique qu’il supposait représentaient le sommet des découvertes humaines en matière de communications. Il se trouvait en plein espace, s’éloignant de la Terre à des milliers de milles à l’heure et pourtant, en quelques fractions de seconde, il lui était possible de consulter n’importe quel journal. Le mot même de journal était une survivance anachronique en cet âge électronique. Le texte se modifiait automatiquement d’heure en heure. Même en ne lisant que la version anglaise on pouvait passer sa vie entière à absorber le flot sans cesse changeant des informations retransmises par satellites.
Il était difficile d’imaginer que le système pût être modifié ou amélioré. Pourtant, songea Floyd, tôt ou tard il disparaîtrait pour être remplacé par quelque chose qui renverrait les miniblocs au rang des presses de Gutenberg.
La lecture des journaux électroniques amenait souvent une autre réflexion : plus les moyens de diffusion se faisaient merveilleux, plus barbare, atterrant et choquant était leur contenu. Accidents, désastres, crimes, menaces de conflit, éditoriaux sinistres – tels semblaient être les sujets principaux des articles qui se propageaient dans l’espace. Floyd en venait parfois à se demander si tout cela était vraiment aussi terrible qu’il y semblait. Les informations d’Utopie, après tout, auraient sans doute été atrocement ennuyeuses.
De temps en temps, le commandant de bord ou un autre membre de l’équipage entrait dans la cabine et échangeait quelques mots avec lui. Chacun semblait lui témoigner beaucoup de respect et être dévoré de curiosité quant à l’objet de sa mission, mais ils étaient tous trop polis pour poser des questions ou même faire des allusions.
Seule, la mignonne petite hôtesse se montrait parfaitement à son aise en sa présence. Floyd découvrit très vite qu’elle était originaire de Bali. Elle avait emporté au-delà de l’atmosphère terrestre un peu de la grâce et du mystère de son île natale encore préservée. L’un des souvenirs les plus agréables et les plus étranges de ce voyage devait rester pour Floyd une démonstration de danse balinaise sous gravité zéro tandis que se profilait comme décor le croissant bleu-vert de la Terre.