Ce fut une mauvaise journée. La tribu dut s’éloigner de plusieurs milles et l’une des femelles les plus frêles s’évanouit dans la terrible chaleur de midi, loin de tout refuge possible. Ses compagnons se rassemblèrent autour d’elle, gémissant et grognant en signe de sympathie mais sans pouvoir rien faire. S’ils avaient été moins épuisés, ils auraient pu l’emporter avec eux, mais ils n’avaient pas assez d’énergie pour de tels actes de bonté. Ils abandonnèrent la femelle à son sort. Lorsqu’ils repassèrent au même endroit, le soir, sur le chemin du retour, ils ne retrouvèrent pas un os.
Dans l’ultime clarté du jour, jetant des regards anxieux autour d’eux, ils burent en toute hâte et remontèrent vers les cavernes. Ils étaient encore à plus de cent mètres du Nouveau Rocher quand le son se fit entendre.
Il était à peine audible, mais ils se figèrent sur place, la mâchoire pendante. La vibration qui émanait du cristal se répétait sur un mode obsédant, hypnotisant tous ceux qui approchaient. Pour la première fois un son rythmé retentissait sur l’Afrique. Il ne s’en ferait plus entendre avant trois millions d’années.
La pulsation devint plus forte, plus insistante. Les hommes-singes se mirent en marche comme des somnambules. Parfois, ils esquissaient des pas de danse comme si leur sang répondait à des rythmes que leurs descendants ne créeraient pas avant bien des siècles. Subjugués, ils se regroupèrent autour du monolithe, oubliant les souffrances de la journée, les périls du crépuscule et la faim qui leur tenaillait le ventre.
Le battement se fit plus intense, la nuit plus dense. Et comme s’étendaient les ombres, comme refluait la lumière, le cristal se mit à luire.
Tout d’abord il perdit sa transparence et une luminescence pâle et laiteuse se diffusa à l’intérieur. Des formes fantomatiques, envoûtantes et floues jouèrent dans ses profondeurs et à sa surface. Elles se fondirent en barres de lumière et d’ombre avant de former des motifs enchevêtrés qui, lentement, commencèrent à tourner sur eux-mêmes.
Et, comme le rythme s’accélérait, les roues de lumière le suivirent, de plus en plus vite. Totalement hypnotisés, à présent, les hommes-singes assistaient bouche bée au stupéfiant ballet de lumières. Déjà, ils avaient oublié leur instinct et les leçons de toute une vie. Jamais un seul d’entre eux ne serait resté loin des cavernes à une heure aussi avancée. Dans les buissons alentour, les créatures de la nuit observaient, attendaient.
Les roues de lumière commençaient à se confondre et leurs rayons fusionnaient en raies lumineuses qui s’éloignaient lentement en tournant sur leur axe. Elles se séparaient, deux par deux, et les faisceaux de lignes qui se formaient alors commençaient à osciller tandis que se modifiait lentement leur angle d’intersection. De fantastiques formes géométriques naissaient et mouraient tandis que se formaient et se scindaient les scintillants réseaux sous le regard des hommes-singes fascinés, prisonniers du cristal de lumière.
Ils ne pouvaient savoir que leur esprit était sondé, leur corps examiné, leurs réactions étudiées et leur potentiel évalué. La tribu tout entière resta encore longtemps prostrée en un tableau immobile, comme pétrifiée. Puis l’homme-singe qui se trouvait le plus proche du monolithe reprit vie, soudain. Il ne changea pas de position, mais son corps perdit de sa rigidité et s’anima comme une marionnette mue par des fils invisibles. La tête tourna de droite à gauche. La bouche s’ouvrit et se referma. Les mains se joignirent, s’ouvrirent. Puis il se pencha en avant, arracha un long brin d’herbe et essaya de former un nœud de ses doigts maladroits. On eût dit un être possédé luttant contre l’esprit ou le démon qui contrôlait son corps. Il avait du mal à respirer et ses yeux étaient pleins de terreur tandis qu’il s’efforçait de faire exécuter à ses doigts des gestes nouveaux. Mais il ne réussit qu’à briser le brin d’herbe et, comme les débris retombaient doucement vers le sol, la puissance qui le dominait reflua et, de nouveau, il fut immobile.
Un nouvel homme-singe s’éveilla et fit les mêmes gestes. Il était plus jeune, plus adaptable. Il réussit là où son aîné avait échoué. Sur la planète Terre, le premier nœud fut noué…
D’autres firent des choses bien plus étranges. Certains, tendant les mains, essayèrent de joindre les doigts. D’abord les yeux ouverts, puis avec un œil fermé. D’autres contemplèrent au sein du cristal des figures qui se divisaient sans cesse jusqu’à ce que les lignes se fondent en une brume grise. Et tous percevaient des sons isolés et purs, de différentes intensités, qui descendaient rapidement au-dessous du seuil d’audibilité.
Quand vint le tour de Guetteur de Lune, il ne ressentit qu’une peur légère. Il était surtout contrarié de voir ses muscles et ses membres obéir à des ordres qui ne venaient pas de lui.
Sans savoir pourquoi, il se baissa et ramassa une petite pierre. En se redressant, il vit qu’une image nouvelle s’était formée dans le cristal. Les réseaux et les figures mouvantes avaient disparu, remplacés par une série de cercles concentriques entourant un petit disque noir.
Obéissant aux ordres silencieux qui parvenaient à son cerveau, il lança la pierre d’un geste maladroit et manqua la cible de plusieurs centimètres.
« Encore », fit la voix dans sa tête. Il chercha autour de lui, trouva une autre pierre, la lança. Le monolithe fit entendre un son cristallin.
Au quatrième essai, il ne manqua le disque noir au centre que de quelques centimètres. Une sensation de plaisir quasi sexuel envahit son esprit. Puis le contrôle se relâcha. Il ne ressentit plus aucune impulsion et se contenta de demeurer immobile et d’attendre.
L’un après l’autre, les membres de la tribu étaient possédés. Certains réussissaient, mais la plupart échouaient dans les tâches qui leur étaient assignées. Selon le cas, ils éprouvaient ensuite un spasme de plaisir ou de douleur.
À présent, une clarté uniforme avait envahi le grand bloc qui se détachait comme un rectangle de lumière sur le fond noir de la nuit. Les hommes-singes secouèrent la tête comme au sortir du sommeil et ils reprirent leur marche vers les cavernes sans jeter un regard en arrière ni s’interroger sur l’étrange lumière qui les guidait vers leurs demeures et, par-delà un avenir encore inconnu, vers les étoiles.
3. L’académie
Quand ils ne furent plus soumis à l’influence du cristal, quand leurs corps eurent cessé de lui obéir, Guetteur de Lune et les siens ne gardèrent pas le moindre souvenir de ce qu’ils avaient vu. Le lendemain, en partant pour leur quête quotidienne de nourriture, ils passèrent à proximité sans réagir : il faisait désormais partie du décor de leur existence. Ils ne pouvaient espérer manger le cristal pas plus qu’ils ne risquaient d’être dévorés par lui. Donc, il était sans importance.
Au bord du ruisseau, les Autres se livrèrent à leurs habituelles démonstrations menaçantes. Leur chef, un homme-singe auquel il manquait une oreille et qui avait à peu près l’âge et la taille de Guetteur de Lune tout en étant plus faible, fit une rapide incursion sur le territoire de la tribu. Il poussa des hurlements en agitant les bras pour tenter d’effrayer l’adversaire et de démontrer son courage. Le ruisseau ne dépassait pas trente centimètres de profondeur mais, au fur et à mesure qu’il avançait, Une Oreille devenait moins sûr de lui. Il ne tarda pas à s’arrêter puis à rebrousser chemin avec une dignité outrée.
Il n’y eut plus d’autre changement dans la routine quotidienne. La tribu trouva juste assez de nourriture pour survivre jusqu’au lendemain, et personne ne mourut.