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D’abord le couteau, grossier mais efficace, d’un modèle qui servirait pendant les trois millions d’années à venir. C’était tout simplement la mâchoire inférieure de l’antilope, avec toutes ses dents. Il n’existerait rien de mieux avant l’apparition de l’acier. Les cornes de la gazelle fournirent la dague et n’importe quelle mâchoire de petit rongeur constituait un excellent outil de grattage.

La pierre, l’os, les dents, les cornes : telles étaient les inventions merveilleuses qui devaient permettre à l’homme-singe de survivre. Avant peu il reconnaîtrait en elles les symboles de puissance qu’elles étaient réellement, mais de longs mois devaient encore s’écouler avant que les doigts maladroits acquièrent l’habileté ou la volonté nécessaires. Peut-être, avec le temps, les hommes-singes auraient-ils d’eux-mêmes l’idée ingénieuse d’utiliser des armes naturelles comme outils artificiels, mais les pronostics n’étaient pas en leur faveur et, même à présent, il existait encore d’innombrables possibilités d’échec pour les âges à venir.

Ils avaient eu leur première chance. Ils n’en auraient pas d’autre. L’avenir était, à proprement parler, entre leurs mains.

Les lunaisons passèrent. Des bébés étaient nés et certains avaient survécu. Des vieillards trentenaires, affaiblis et édentés, étaient morts. La nuit, le léopard emportait sa proie. Le jour, les Autres se livraient à leurs manifestations menaçantes au bord du ruisseau – et la tribu prospérait. En une seule année, Guetteur de Lune et ses compagnons étaient devenus méconnaissables. Ils avaient bien appris leurs leçons et ils pouvaient maintenant se servir de tous les outils qui leur avaient été révélés. Le souvenir même de la faim quittait leur esprit. Si les phacochères commençaient à se montrer méfiants, il restait des gazelles, des antilopes et des zèbres par milliers dans la plaine. Tous ces animaux et bien d’autres étaient devenus autant de proies pour les nouveaux chasseurs.

Ils n’étaient plus à demi paralysés par la faim et ils avaient le temps de penser au plaisir et de se livrer à des ébauches de réflexion. Ils acceptaient normalement leur nouveau mode de vie et ne l’associaient en aucune façon avec le monolithe qui se dressait toujours au bord de la piste, près du ruisseau. À supposer qu’ils eussent réfléchi à ce problème, ils auraient prétendu avoir amélioré leur existence grâce à leurs propres efforts. En vérité, ils avaient déjà totalement oublié qu’il pût exister un autre mode de vie.

Mais il n’est pas de parfaite utopie et celle-ci avait deux failles. La première était le léopard dont la passion pour les hommes-singes semblait avoir encore grandi depuis qu’ils étaient bien nourris. La seconde était la tribu qui vivait de l’autre côté du ruisseau. En effet, les Autres avaient réussi à survivre, refusant obstinément de mourir de faim.

Le problème du léopard fut résolu à la fois par la chance et par une grave et presque fatale erreur de Guetteur de Lune. Pourtant, son idée initiale lui avait paru si brillante qu’il en avait dansé de joie. On pouvait difficilement le blâmer de ne pas en avoir entrevu les conséquences.

La tribu connaissait encore parfois des jours difficiles, bien qu’elle ne fût plus jamais menacée dans son existence.

À l’approche du crépuscule, Guetteur de Lune et ses compagnons regagnaient les cavernes, las et mécontents, sans avoir réussi à tuer une proie. Et là, presque au seuil de leurs refuges, ils découvrirent un des rares cadeaux de la nature. Une antilope adulte était étendue sur la piste. Elle avait une patte avant cassée, mais il lui restait encore assez de combativité pour que les chacals qui rôdaient alentour se tiennent à l’écart de ses cornes acérées. Ils pouvaient attendre. Ils savaient que leur tour viendrait. Mais ils n’avaient pas tenu compte de la compétition et lorsque surgirent les hommes-singes, ils durent battre en retraite avec des grondements de rage. À leur tour, les hommes-singes entourèrent l’antilope, à distance respectueuse des redoutables cornes. Puis ils passèrent à l’attaque avec leurs pierres et leurs os.

Cette attaque n’était ni coordonnée ni efficace. Lorsqu’ils furent enfin venus à bout de la bête blessée, le jour avait presque disparu et les chacals retrouvaient tout leur courage. Guetteur de Lune, partagé entre la peur et la faim, comprit lentement que tous leurs efforts pouvaient s’avérer vains. Demeurer ici plus longtemps serait par trop dangereux. C’est alors qu’il se montra génial. Ce n’était certes pas la première ni la dernière fois. Dans un intense effort d’imagination, il vit l’antilope morte dans la sécurité de sa caverne. Et il se mit à la tirer vers la falaise. Les autres comprirent alors son intention et vinrent à son aide.

S’il avait prévu la difficulté de la tâche, il ne l’eût pas entreprise. Seules sa force et l’agilité héritée de ses ancêtres arboricoles lui permirent de hisser l’antilope sur la pente. Plusieurs fois, pleurant de rage, il fut sur le point d’abandonner sa proie, mais sa volonté était aussi profondément enracinée que sa faim et il continua.

Parfois, quand ils ne traînaient pas derrière lui, les autres l’aidaient, mais le plus souvent ils se mettaient sur son chemin. Finalement, le corps mutilé de l’antilope fut hissé jusqu’au seuil de la caverne alors que les ultimes reflets du jour s’effaçaient du ciel. Le festin put commencer.

Des heures après, repu, Guetteur de Lune s’éveilla. Sans savoir pourquoi, il s’assit dans l’obscurité au milieu des corps épars de ses compagnons gavés et tendit l’oreille.

Le monde entier semblait endormi. Il n’y avait d’autre bruit que la lourde respiration des autres. Les rochers, au-dehors, étaient comme des os pâles sous la lune brillante. Toute idée de danger semblait improbable. Et puis, de très loin, vint le bruit d’un caillou qui tombait. Effrayé mais intrigué, Guetteur de Lune rampa jusqu’au seuil et regarda vers le bas de la falaise. Ce qu’il vit le paralysa de terreur, à tel point que, durant plusieurs secondes, il fut incapable d’esquisser le moindre geste. À moins de dix mètres en contrebas, deux yeux d’or étaient fixés sur lui. Hypnotisé, Guetteur de Lune avait à peine conscience du grand corps souple et ocellé qui s’insinuait lentement, silencieusement, de rocher en rocher. Jamais le léopard ne s’était aventuré aussi haut dans la falaise. Il avait ignoré les plus basses des cavernes bien qu’il sentît leurs habitants. Il en voulait à une autre proie : il suivait la trace du sang sur le sol baigné de lune.

Quelques secondes après, des cris d’alarme s’élevèrent des premières cavernes. Le léopard, se rendant compte qu’il avait perdu l’avantage de la surprise, eut un feulement de colère. Mais il ne ralentit pas sa progression, car il savait qu’il n’avait rien à craindre.

Il atteignit le surplomb rocheux et s’arrêta un instant dans cet étroit espace. L’odeur du sang était partout, ici, et son esprit féroce et minuscule fut submergé par l’avidité. Sans hésiter, il s’avança silencieusement à l’intérieur de la caverne.

Et il commit sa première erreur. Les hommes-singes le virent se découper nettement sur le clair de lune, plus nettement qu’il ne pouvait les voir malgré ses yeux magnifiquement adaptés à la vision nocturne. Et si les hommes-singes étaient terrifiés, ils n’étaient pas complètement réduits à l’impuissance.

Grondant et agitant la queue avec une confiance arrogante, le léopard s’avança vers la tendre nourriture qu’il convoitait. Pour lui, il n’y aurait eu aucun problème s’il avait trouvé sa proie en terrain découvert mais, à présent que les hommes-singes étaient pris au piège, le désespoir leur donnait le courage de tenter l’impossible. Et pour la première fois, ils en avaient les moyens.