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Le léopard comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal lorsqu’il reçut un coup formidable sur le crâne. Il lança une patte en avant et entendit un cri aigu de souffrance lorsque ses griffes labourèrent une chair tendre. Puis il ressentit une douleur brûlante quand un objet pointu lui pénétra le flanc, une fois, deux fois, trois fois. Il pivota sur lui-même pour frapper ces ombres qui hurlaient et dansaient de toutes parts. Une fois encore, quelque chose le frappa violemment sur le museau. Ses dents happèrent une forme blanche, mouvante, et se refermèrent sur un os. C’est alors – ultime et incroyable affront – qu’on lui tira violemment la queue. Il se retourna, projetant l’audacieux agresseur contre la paroi, mais il ne put éviter la grêle de coups que lui infligeaient des mains maladroites et puissantes qui brandissaient autant d’armes grossières. Les rugissements du léopard exprimèrent toutes les émotions, de la douleur à la peur, de la peur à la terreur panique. Le chasseur implacable était devenu la proie et tentait désespérément de battre en retraite.

Et il commit sa seconde erreur. Surpris, terrifié, il avait oublié où il se trouvait, à moins que les coups qui pleuvaient sur sa tête ne l’eussent aveuglé, abasourdi. En tout cas, il jaillit à toute allure de la caverne. Il y eut un hurlement atroce lorsqu’il plongea dans le vide. Des siècles plus tard, semble-t-il, il y eut un bruit mat quand son corps s’écrasa sur une saillie à mi-pente. Et le ruissellement des cailloux s’éteignit bientôt dans la nuit.

Durant un long moment, intoxiqué par la victoire, Guetteur de Lune dansa et gronda à l’entrée de la caverne. Il sentait nettement que tout l’univers venait de changer, qu’il n’était plus une victime sans défense devant les forces qui l’environnaient. Puis il regagna l’intérieur et, pour la première fois de son existence, il dormit d’une traite.

Au matin, ils trouvèrent le corps du léopard. Il fallut un certain temps avant que quiconque osât s’approcher du monstre abattu mais, bientôt, chacun s’y attaqua avec les couteaux et les scies d’os. Ce fut un dur travail et, ce jour-là, ils ne chassèrent pas.

5. Rencontre à l’aube

Tandis qu’il emmenait sa tribu vers le ruisseau, dans la pâle lueur de l’aube, Guetteur de Lune s’arrêta, hésitant, en un endroit précis. Il sentait qu’il manquait quelque chose. Quoi, il ne pouvait s’en souvenir et ne fit aucun effort mental pour essayer de résoudre ce problème car, ce matin-là, il avait en tête des choses bien plus importantes.

Tout comme le tonnerre, les éclairs, les nuages et les éclipses, le grand bloc de cristal avait disparu, mystérieusement. Il s’était évanoui dans le néant du passé et, dès lors, plus jamais il ne resurgit dans les pensées de Guetteur de Lune. Et jamais celui-ci ne saurait ce qu’il avait fait en lui. En se rassemblant autour de lui dans la brume du matin, aucun de ses compagnons ne se demanda pourquoi il s’était ainsi arrêté en chemin.

De l’autre côté du cours d’eau, bien à l’abri dans leur territoire inviolé, les Autres aperçurent Guetteur de Lune et la douzaine de mâles de sa tribu comme une mouvante frise sur le fond clair du ciel. Aussitôt, ils lancèrent leurs cris de défi, comme chaque jour. Mais cette fois il n’y eut aucune réponse.

D’une allure régulière, décidée, en silence, Guetteur de Lune et les siens descendaient du petit monticule qui surmontait le ruisseau et, tandis qu’ils s’approchaient, les Autres se turent soudain. Leur habituelle fureur s’effaça pour être remplacée par une crainte grandissante. Ils avaient vaguement conscience que quelque chose s’était produit et que la rencontre, aujourd’hui, ne ressemblait pas à celles qui l’avaient précédée. Ils ne s’inquiétaient pas des os et des cornes que tenaient Guetteur de Lune et les siens, car ils ignoraient tout de leur usage. Tout ce qu’ils savaient c’était que l’attitude de leurs rivaux était maintenant empreinte de détermination, de menace.

Le groupe s’arrêta au bord de l’eau et, pendant un instant, le courage des Autres leur revint. Sous la conduite d’Une Oreille ils reprirent tant bien que mal leur chant de bataille. Celui-ci ne dura que quelques secondes jusqu’à ce qu’une vision de terreur les clouât sur place.

Guetteur de Lune leva les bras, révélant ce qu’il tenait et qu’avaient dissimulé jusqu’à présent les corps velus de ses compagnons. C’était une branche et sur cette branche était empalée la tête du léopard. La gueule était maintenue ouverte par un bâton et les crocs immenses brillaient d’un éclat terrible dans les premiers rayons du soleil.

La plupart des Autres demeurèrent immobiles, figés de terreur, mais certains entamèrent une lente et hésitante retraite. C’était suffisant pour Guetteur de Lune. Brandissant le trophée au-dessus de sa tête, il se mit à traverser le ruisseau. Après un instant d’hésitation, ses compagnons sautèrent dans l’eau à sa suite.

Lorsqu’il atteignit la berge, il vit que Une Oreille n’avait toujours pas bougé. Il était sans doute trop courageux ou trop stupide pour fuir. À moins qu’il ne parvînt pas à croire vraiment à un tel outrage. Lâche ou héros, cela ne fit aucune différence quand la tête au rugissement figé s’abattit sur la sienne.

Hurlant d’effroi, les Autres se dispersèrent dans les buissons. Ils reviendraient pourtant, et ils oublieraient leur chef disparu.

Pendant quelques secondes encore, Guetteur de Lune demeura immobile au-dessus de sa victime, essayant d’admettre l’idée merveilleuse et étrange que le léopard mort pouvait tuer encore. À présent qu’il était maître du monde, il n’était pas sûr de ce qu’il devait faire ensuite.

Mais il lui viendrait bien une idée.

6. L’ascension de l’homme

Un nouvel animal était né et croissait lentement depuis le cœur de l’Afrique. Son espèce était encore si peu nombreuse qu’un recensement hâtif l’eût oubliée, entre les milliards de créatures qui s’ébattaient sur terre et dans les eaux. Et il n’était nullement évident qu’elle dût prospérer ou même survivre. Des espèces beaucoup plus puissantes avaient déjà disparu de ce monde et le sort de celle-ci était encore en équilibre instable.

Depuis des centaines de milliers d’années que les grands cristaux étaient descendus sur l’Afrique, les hommes-singes n’avaient rien inventé. Mais ils avaient commencé à se transformer et à développer certains talents dont les autres animaux étaient dépourvus. Leurs bâtons d’os avaient accru leur portée et multiplié leur force. Ils n’étaient plus impuissants face aux fauves qu’ils devaient combattre. Ils pouvaient tuer les plus petits des carnivores et au moins décourager les plus gros lorsqu’ils ne les obligeaient pas à fuir. Leurs dents massives devenaient plus petites depuis qu’elles n’étaient plus essentielles. Les pierres acérées qui pouvaient déterrer les racines, trancher la chair ou les fibres avaient commencé de les remplacer, avec des conséquences encore inappréciables. Jamais plus les hommes ne seraient condamnés à la famine par suite de l’usure ou de la défaillance de leurs dents. Les plus grossiers des outils leur donnaient quelques années de plus à vivre. Et tandis que leurs crocs diminuaient, la forme de leur visage s’altérait. Le groin s’effaçait et la mâchoire massive s’affinait. La bouche devenait capable de produire des sons plus subtils. Le langage était encore à un million d’années de là, mais il s’ébauchait.

C’est alors que le monde se mit à changer. Les âges de glace vinrent, comme deux grandes vagues dont les crêtes étaient séparées par cent mille années. Loin des tropiques, les glaciers balayèrent ceux qui avaient prématurément abandonné les demeures ancestrales. Partout sur la Terre ils effaçaient les créatures qui n’avaient pu s’adapter.