– Vous le connaissez?
– Beaucoup, mon bon monsieur.
– Il y a deux ans qu’il est au pays, n’est-il pas vrai?
– Deux ans, en effet.
– Et quelle réputation y a-t-il acquise?
– Oh! celle d’un respectable et digne fermier… il n’y a qu’une voix là-dessus.
– Il vit fort retiré cependant?
– Il ne sort jamais, pour ainsi dire.
– Et qui fréquente-t-il?
– Personne.
– Mais comment le connaît-on alors?
Éric remua la tête avec un faux air de finesse et de bonhomie.
– Eh! mon bon monsieur, répondit-il, par le bien qu’il fait.
– Il en fait donc beaucoup?
– Tout son avoir y passe, quoi!
Octave hésita, puis il poursuivit:
– Mais dites-moi, mon brave homme, ajouta-t-il, à quoi, dans le pays, attribue-t-on cette sorte de solitude dans laquelle il se renferme?
– Oh! à ceci et à cela, répondit Éric, à tout et à rien, vous savez, les uns disent blanc, les autres disent noir. Ceux qui sont plus près de la vérité rapportent cela à des malheurs que le bonhomme Tanneguy a éprouvés dans le pays qu’il habitait auparavant.
– Quels malheurs?
– Sa fille…
– Ah! il a une enfant?
– Et un beau brin de fille!
– Vous l’avez vue?
– Comme je vous vois.
– Et elle est jeune?
– Dix-sept ans approchant.
– Et jolie?
– Comme un ange du bon Dieu.
– Et pourquoi semblez-vous mêler la fille à la cause des malheurs du père?
– Oh! c’est une histoire…
– On la dit folle, n’est-ce pas?
– Pour cela, mon bon monsieur, je l’ai souvent entendu dire.
– Est-ce que vous ne le croiriez pas?
– Elle vit fort retirée, la pauvre enfant, et il est bien impossible de savoir ce qu’elle pense et ce qu’elle dit.
– Mais alors, pourquoi ces bruits?
– Çà, c’est le père Tanneguy, un brave homme, voyez-vous, qui a quelquefois des idées singulières.
– Comment?
– Mon avis à moi est que la pauvre jeune Marguerite n’est pas heureuse.
– Vous pensez donc que son père aurait poussé la cruauté jusqu’à la séparer des vivants; qu’elle ne serait pas folle?
– Je le pense.
– Mais alors, ce serait une action généreuse que de l’enlever à cette prison inique dans laquelle on l’enferme, où on la tue lentement.
Un sourire passa rapidement sur les lèvres d’Éric, et Octave se tut.
Son cœur battait avec précipitation: un espoir soudain s’était fait jour à travers ses irrésolutions, et ses regards fixement arrêtés sur les tourelles du manoir cherchaient à y découvrir celle qu’il aimait.
Cependant, malgré l’assurance d’Éric, malgré le désir qu’il nourrissait dans son esprit, il ne pouvait encore croire à cette révélation. Pourquoi le vieux Tanneguy, qui aimait tant sa fille, l’aurait-il ainsi cruellement condamnée à la solitude, à la folie? Pourquoi Marguerite se serait-elle résignée à jouer ce rôle dont elle devait souffrir? N’y avait-il pas, au contraire, mille raisons de croire qu’il en était autrement? Et Octave lui-même n’était-il pas fondé à penser que la douleur avait pu égarer la raison de Marguerite jusqu’à la folie?
Octave retomba lourdement de la hauteur de ses espérances dans la réalité, et il sentit de nouveau son cœur se briser et la confiance s’en échapper.
D’ailleurs, ce qui le confirma encore davantage dans cette pensée, que le mendiant avait calomnié le père de Marguerite, c’est que, lorsqu’il sortit de ses rêveries et releva la tête, le mendiant avait disparu, ne croyant pas devoir attendre de nouvelles interpellations.
Octave poussa un profond soupir, et reprit son chemin vers le Conquet.
Il était profondément triste: une amertume sans seconde emplissait sa poitrine; un désespoir morne se lisait sur ses traits.
Pauvre Marguerite!… Marguerite, folle!… folle à cause de son amour.
Il ne l’avait pas vue, il lui faudrait repartir sans la voir; il allait être contraint de s’éloigner pour toujours.
Octave comprenait qu’il valait mieux, pour son repos, pour son bonheur, qu’il en fût ainsi. Et cependant il ne pouvait se résigner à celle nécessité; et il marchait, à pas lents, dans l’allée de tilleuls, espérant toujours vaguement que Dieu prendrait pitié de lui, et mettrait fin à son atroce douleur.
Tout à coup il s’arrêta.
Un bruit imperceptible s’était fait entendre, et Octave avait tressailli.
Une fenêtre de l’une des tourelles venait de s’ouvrir, et l’amoureux jeune homme s’était retourné précipitamment. C’était Marguerite!
Le jour n’avait pas fui encore. Il régnait de toutes parts un calme et un recueillement ineffables; quelques rayons de soleil se jouaient encore sur les toits bleus du petit manoir.
C’était bien Marguerite!
Mais comme elle avait pâli et maigri, ce n’était plus la blonde et charmante enfant rieuse qu’il avait connue et aimée; maintenant c’était la pâle et douce image d’Ophélia, pleurant son amour perdu, ou souriant tristement aux rêves de sa raison égarée.
Octave demeura comme frappé de cette transformation, et ne pouvant avancer ni reculer, sans force, sans voix, la poitrine haletante, il laissa tomber sa tête dans ses mains et fondit en larmes.
Et alors, tout son passé revint radieux, rire et danser autour de lui; toute cette vie heureuse, enchantée, bénie de Dieu, passa devant lui jour à jour, heure à heure, avec ses fleurs et ses parfums, ses chants et ses fêtes.
Il revit la vallée de Saint-Jean-du-Doigt, la ferme du père Tanneguy; le chemin creux qu’il prenait pour y aller, le sentier rude et rocailleux qu’il suivait pour en revenir.
Comme il était jeune et gai! Comme il aimait!
Et Marguerite? la pauvre sainte enfant!
Elle courait alors à travers la prairie, laissant flotter ses cheveux sur son dos; quelle grâce exquise dans ses gestes! quelle candeur sur son front! quelle touchante expression dans son regard!
Dieu n’avait pas d’ange plus pur; jamais homme n’avait été aimé par un cœur plus naïf!
Octave suivait un à un ces fantômes gracieux du passé, et il les saluait les yeux pleins de larmes et le cœur désespéré.
Tout était fini maintenant. Le vide s’était fait autour de lui; la solitude, une solitude froide et sans écho l’entourait, et il ne voyait plus de refuge que dans la mort.
Ainsi absorbé par les souvenirs du passé, Octave n’entendait pas la voix de Marguerite, qui, grâce au calme de la soirée, semblait flotter dans l’air comme une ravissante harmonie.
Elle chantait une de ces légendes bretonnes qui sont si profondément imprégnées de la mélancolie du pays et de ses habitants, et sa voix était émue, en racontant des malheurs dont elle semblait comprendre toute l’amertume.
C’était l’héritière de Keroulay.