— Mais c’est mon arme ! Ta main, petit ! On va faire un homme de toi ! A moins qu’on n’ait ta peau. Ou bien les deux.
— C’est une bonne affectation ?
— Une bonne affectation ? Mais, mon gars, c’est la seule possible ! L’Infanterie Mobile, c’est l’Armée ! Tout le reste n’est composé que de presse-boutons, de profs… Des gens qui ne sont là que pour nous passer les outils, tu vois ? C’est à nous de faire le vrai boulot. (Nous nous sommes serré la main et il a ajouté :) Envoie-moi une carte, hein ? Sergent Ho, Immeuble Fédéral. D’accord ? Et bonne chance !
Il s’est éloigné, les épaules très droites, le pas alerte. J’ai regardé ma main, celle qu’il avait serrée dans sa main droite, qui semblait faite de chair. Sa poigne avait été ferme. J’avais entendu parler de ces prothèses à moteur, mais je suppose que, la première fois, tout le monde est surpris.
Je regagnais l’hôtel où étaient logées toutes les recrues. Nous n’avions pas encore d’uniforme. Dans la journée, nous portions une simple tenue d’exercice. Le soir, nous nous remettions en civil. Je devais partir tôt le lendemain matin et, dès que je fus dans ma chambre, je commençai à rassembler tout ce que je devais renvoyer à la maison. Weiss m’avait recommandé de ne rien emporter, à l’exception de quelques photos et d’un instrument de musique. Mais je ne savais jouer d’aucun. Carl était parti trois jours auparavant. Il avait décroché l’affectation qu’il souhaitait : Recherche et Développement. C’était mieux ainsi : j’ignorais ce qu’il aurait pensé de ce que j’avais décroché, moi. La petite Carmen elle aussi était déjà partie. Avec le grade probatoire de cadet-aspirant. Elle deviendrait certainement pilote.
Mon compagnon de chambre est arrivé pendant que je bouclais mes paquets.
— Tu as reçu ton affectation ?
— Ouais.
— Et alors ?
— L’Infanterie Mobile.
— L’infanterie ? Pauvre crétin ! Toutes mes condoléances.
— Ferme-la ! L’Infanterie Mobile, c’est la meilleure arme ! C’est elle, l’Armée. Tous les pignoufs comme toi ne sont là que pour nous passer les outils. Mais le boulot, c’est nous qui le faisons !
Il a éclaté de rire.
— Ça, tu vas bien le voir !
— Tu veux mon poing sur la figure, dis ?
3
Il les conduira avec un bâton de fer.
Je suivis l’entraînement de base au Camp Arthur Currie, dans les prairies du Nord, en même temps que quelques autres milliers de victimes, et quand j’écris « Camp », je ne joue pas sur les mots : les seuls bâtiments construits en solide étaient destinés à abriter le matériel. Nous mangions et dormions sous la tente et nous vivions à ciel ouvert… si l’on pouvait appeler cela « vivre ».
Je n’avais jamais connu que le climat tempéré et il me semblait que le pôle Nord n’était qu’à quelques centaines de mètres et qu’il se rapprochait chaque jour. Pas de doute : on entrait dans une nouvelle Période Glaciaire.
Remarquez que l’exercice était là pour vous réchauffer et, de ce côté, tout le monde veillait à ce qu’on ne manquât de rien.
Le premier matin, on nous réveilla avant l’aube. Il était difficile de s’accoutumer au changement de fuseau horaire et j’avais l’impression que je venais à peine de m’endormir. Sur le moment, je me dis que ça n’était pas sérieux, que personne ne pouvait nous demander de nous lever comme ça, au beau milieu de la nuit.
Mais c’était sérieux. Quelque part, un haut-parleur beuglait une marche militaire avec une force à réveiller les morts et un barbare velu fonçait entre les tentes de la compagnie en hurlant : Tout le monde dehors ! Et que ça bouge ! Plus vite ! Je remontais justement les couvertures sur ma tête quand il eut la bonne idée de virer mon lit. J’atterris sur le sol gelé. Le barbare, apparemment, ne m’en voulait pas personnellement puisqu’il était déjà loin.
Dix minutes plus tard, en pantalon, maillot de corps et chaussures, j’étais en rang avec les autres, prêt à l’exercice. Le soleil se montrait à peine à l’horizon. Il était moins évident, en tout cas, que le géant aux épaules larges, à l’air mauvais, qui se tenait en face de nous. Il était bien sûr habillé comme nous, mais il donnait l’impression consternante que nous étions à peine bons à être embaumés : rasé à la lime, pli du pantalon comme une lame, chaussures-miroirs. Il était à la fois frais, parfaitement éveillé, calme, fort, reposé. Sans doute n’avait-il pas besoin de sommeil, d’ailleurs. Une révision tous les dix mille kilomètres et un petit dépoussiérage rapide.
Il a aboyé :
— Comp…NIIIE ! Gaaaa… VOUS ! Je suis l’adjudant Zim et je commande cette compagnie. Quand vous vous adresserez à moi, vous direz Mon adjudant et vous me saluerez. Vous saluerez aussi tous ceux qui portent le bâton d’instructeur.
Il tenait une badine et il exécuta un moulinet rapide pour nous montrer ce qu’il entendait par bâton d’instructeur. C’était une des premières choses que j’avais remarquées en arrivant et je m’étais même dit qu’il fallait que je me procure un de ces élégants objets. Il n’en était plus question.
— … parce que nous n’avons pas assez d’officiers ici. Nous sommes là pour les remplacer. Qui a éternué ?
Pas de réponse.
— QUI A ETERNUE ?
— C’est moi, dit une voix.
— Vous avez fait quoi ?
— C’est moi qui ai éternué.
— C’est moi qui ai éternué, MON ADJUDANT !
— C’est moi, mon adjudant. Je suis enrhumé, mon adjudant.
— Haha !
Zim s’avança jusqu’au coupable, brandit le manche de sa badine à moins d’un centimètre de son nez et demanda :
— Votre nom ?
— Jenkins… mon adjudant.
— Jenkins… (Zim répéta le nom du malheureux comme s’il avait quelque chose de répugnant, de honteux :) Je suppose, Jenkins, que lorsque vous serez en patrouille de nuit, vous éternuerez, comme ça, simplement parce que vous avez la goutte au nez. C’est bien ça, non ?
— J’espère que non, mon adjudant.
— Moi aussi. Mais voyons, vous êtes enrhumé… Mmm… Nous allons nous occuper de ça. (Il pointa sa badine.) Vous voyez l’armurerie, là-bas ?
Je ne voyais que la prairie et, peut-être, un bâtiment, très loin, à l’horizon.
— Courez, Jenkins. Vous allez jusque là-bas, vous en faites le tour et vous revenez ! Courez, vite ! Bronski : accompagnez-le !
— D’accord, mon adjudant !
L’un des cinq ou six porteurs de badines se lança à la poursuite de Jenkins, le rattrapa en quelques foulées et le stimula d’un petit coup de son bâton d’instructeur. Zim se tourna à nouveau vers nous. Nous étions toujours campés en un garde-à-vous frissonnant. Il fit quelques pas, de long en large, et nous regarda, l’air horriblement mécontent. Il s’arrêta enfin, secoua la tête et dit, comme pour lui-même mais d’une voix qui portait loin :
— Me faire ça à moi ! (Il nous foudroya :) Ecoutez-moi bien, bande de singes ! Pauvres macaques dégénérés ! Débiles maladifs ! Larves !… De toute ma vie je n’ai jamais vu un pareil rassemblement de petites chéries… Vous, là ! Regardez-moi ! Et ne faites pas dans votre froc ! C’est à vous que je parle !
C’était peut-être à moi qu’il s’adressait. Je me suis redressé. Mais il a continué et, au fur et à mesure qu’il braillait, j’ai oublié que j’avais la trouille. Il ne se répétait jamais, il n’était jamais vraiment obscène ni blasphématoire. J’appris plus tard qu’il savait l’être, mais seulement dans les occasions spéciales, ce qui, apparemment, n’était pas le cas. Mais il avait un art certain pour décrire avec une foule de détails insultants vos origines, vos particularités physiques, mentales, morales et génétiques.