Nous nous arrêtâmes un peu après la nuit tombée. Les trois compagnies qui avaient pris le départ étaient plutôt réduites. Nous nous sommes reformés en bataillon pour la revue et nous avons défilé sans musique. Après l’ordre de dispersion, je me suis mis en quête du caporal Bronski, qui était d’un commerce un peu plus facile que les autres. Je me sentais une certaine responsabilité. Il faut dire que, à cette époque, je suivais le peloton des caporaux. Mes galons de bleu ne signifiaient pas grand-chose. On pouvait me les retirer sur l’heure et ils ne me donnaient que le privilège d’être sanctionné pour tout ce que pouvait faire n’importe quel type de mon peloton. Zim avait mis à l’épreuve tous les aînés auparavant et je n’avais eu mes chevrons que quelques jours auparavant, quand notre chef de peloton avait été conduit à l’hôpital.
— Caporal Bronski, qu’est-ce qu’il y a là-dessous ? Ce n’est pas encore l’heure de la bouffe ?
Il m’a souri :
— J’ai quelques biscuits sur moi. Tu veux partager ?
— Mmm… Non… Non, merci, caporal. (J’avais moi-même plus de quelques biscuits :) Alors, pas de bouffe ?
— Ils ne m’ont rien dit, fiston. Mais je ne vois pas trace d’hélicos. A ta place, je rassemblerais mon peloton et j’essaierais de décider quelque chose. Peut-être qu’un de tes gars peut dégringoler un lapin.
— Oui, caporal, mais… Est-ce qu’on va rester toute la nuit ici ? Je veux dire : on n’a même pas de sacs.
— Pas de sacs ? Eh bien, ma foi… (Il affecta de réfléchir profondément, les sourcils froncés :) Est-ce que tu as déjà observé des moutons dans la tempête ?
— Ma foi, non, caporal.
— Il le faut. Eux, ils ne gèlent pas. Ça devrait marcher avec vous. Mais si tu crains la compagnie, tu peux t’amuser à marcher toute la nuit. Si tu restes dans le périmètre des sentinelles, personne ne t’en empêchera. Tu ne risques pas de geler. Remarque, tu seras peut-être un peu fatigué demain mais…
Je l’ai salué et je suis revenu vers mes gars. On a tout partagé, ce qui m’a laissé avec moins de provisions que je n’en avais emporté, puisque quelques crétins étaient partis sans rien ou avaient tout croqué en route. Mais croyez-moi, quelques biscuits et une ou deux prunes, c’est bon dans un estomac qui hurle.
Le coup des montons se révéla O.K. Tout le groupe, c’est-à-dire trois pelotons, se mit à fabriquer de la chaleur. Je ne peux pas recommander cette technique comme le meilleur moyen de passer une bonne nuit parce que vous êtes soit étouffé quand vous vous trouvez coincé à l’intérieur, soit gelé à l’extérieur. En fait, on finit par suivre un intéressant mouvement brownien qui transforme une nuit en quelques siècles.
Mais à l’aube, évidemment, nous eûmes droit au cri familier :
— Tout le monde debout ! Au pas de course !
Les badines des instructeurs fonctionnaient sur les tibias et les chevilles qui consolidaient les piles moutonnières et tout le monde passa très vite aux exercices matinaux. J’étais transformé en cadavre et le contact avec mes doigts de pied me fut particulièrement difficile. Mais vingt minutes après, comme nous reprenions la route, je me sentis seulement un peu plus vieux. L’adjudant Zim n’était même pas dépeigné et, apparemment, ce salaud avait réussi à se raser.
Le soleil levant nous réchauffait le dos et Zim nous fit chanter. D’abord de vieux refrains comme Le Régiment de Sambre-et-Meuse, Caissons et Halls of Montezuma, puis notre Polka du Bleu, qui a le don de vous faire aller au trot. Zim était incapable de tenir une note juste mais Breckinridge se débrouillait pour donner le ton et couvrir les canards tonitruants de Zim. On se sentait tous invincibles et glorieux.
Quatre-vingts kilomètres plus loin, ce n’était plus tout à fait pareil. La nuit avait été longue et le jour n’avait pas de fin. Zim nous houspillait chaque fois qu’il nous passait en revue et quelques bleus eurent même droit à un rapport parce qu’ils n’avaient pas trouvé le temps de se raser dans les neuf minutes avant le rassemblement pour la revue. Ce même soir, il y eut des démissions. Je faillis bien donner la mienne, mais j’avais ces satanés petits chevrons et je n’avais pas encore été puni.
Dans la nuit, nous eûmes droit à deux heures d’exercice d’alerte.
Je finis malgré tout par apprécier le confort inouï d’une bonne nuit dans la douce chaleur d’une dizaine de corps entremêlés : trois mois après, on me largua nu comme un ver dans un coin perdu des Rocheuses canadiennes et je dus marcher pendant soixante kilomètres, vomissant l’Armée à chaque pas.
Je n’étais pas trop mal en point en arrivant, pourtant. Pas affamé, grâce à quelques lapins moins agiles que moi. Et je n’étais plus nu grâce à leur peau et à leur graisse qui m’avaient fourni un costume chaud et élégant avec mocassins assortis. C’est extraordinaire ce que l’on peut faire avec un simple caillou. Nos ancêtres des cavernes, finalement, devaient s’en tirer bien mieux que nous le pensons généralement.
Les autres réussirent aussi, à l’exception de ceux qui avaient préféré laisser tomber plutôt que risquer le test et des deux garçons qui étaient morts. On retourna dans les montagnes et on passa treize jours à leur recherche, avec hélis et tout le matériel de communication. L’Infanterie Mobile n’abandonne pas ses gars aussi longtemps qu’il y a un rien d’espoir.
Quand on les retrouva, on les enterra avec tous les honneurs, aux accents de This Land Is Ours, avec le grade posthume de soldats de première classe qu’ils étaient les premiers à décrocher. Un bleu n’est pas forcément supposé rester en vie mais l’Infanterie regarde surtout la façon dont on meurt. Tête droite, au garde-à-vous, toujours prêt.
Breckinridge était l’un des deux. L’autre était un petit Australien que je ne connaissais pas. Ils n’étaient pas les premiers à mourir à l’entraînement. Et pas les derniers.
5
Mais l’histoire des Rocheuses, c’est après le Camp Currie. Entre-temps, il s’était passé beaucoup de choses. Nous faisions surtout des exercices de combat : technique, entraînement et manœuvres, de la lutte à mains nues aux armes nucléaires factices. Jamais je ne me serais douté qu’il existait autant de moyens de se battre. A commencer par les mains et les pieds. Si vous croyez que ce ne sont pas des armes redoutables, c’est que vous n’avez jamais vu l’adjudant Zim et le capitaine Frankel, notre commandant de bataillon, faire une démonstration de savate[1]. Quant à Shujumi, quand il vous prenait en main, il souriait à belles dents. Zim l’avait très vite nommé instructeur. Nous devions lui obéir, mais nous n’avions pas à le saluer.
Au fur et à mesure que nos rangs s’éclaircissaient, Zim se détachait de l’entraînement. Il ne participait réellement qu’aux revues et à l’instruction personnelle, pour laquelle il doublait les caporaux-instructeurs. Il était mortellement efficace dans n’importe quelle discipline de combat mais il paraissait affectionner les couteaux. Il en avait un bien à lui, différent de ceux qui nous étaient fournis. En tant qu’instructeur personnel, il s’était amélioré : d’exécrable il était devenu tout simplement insupportable mais il savait se montrer très patient avec les questions idiotes.