Mais Hendrick hurla :
— Vous n’avez pas entendu ma version !
Le capitaine leva les yeux, lentement.
— Vraiment ? Désolé. Vous avez une version ?
— Ça, pour sûr ! C’est l’adjudant Zim qui a voulu me mettre dedans ! Il a toujours été sur mon dos ! Sans arrêt depuis qu’on est arrivés ! Il…
— Ainsi l’exige son devoir, dit froidement le capitaine. Niez-vous les deux accusations portées contre vous ?
— Non, mais… Il ne vous a pas dit que j’étais sur une fourmilière !
Frankel prit un air écœuré.
— Vraiment… Alors vous préféreriez vous faire tuer et sacrifier vos camarades de combat plutôt que d’affronter quelques malheureuses petites fourmis ?
— Pas quelques malheureuses petites fourmis ! Il y en avait des centaines. Des fourmis rouges !
— Voyez-vous ça… Jeune homme, mettons bien les choses au point. Même sur un nid de serpents à sonnette, votre devoir était d’obéir, de jouer au « hérisson ». Avez-vous quelque chose d’autre à dire pour votre défense ?
— Oui ! Il m’a frappé ! Il a levé la main sur moi ! Ils se baladent tous avec ces bâtons idiots. Ils vous tapent sur le cul, ils vous astiquent les épaules et ils vous font grouiller. D’accord. Mais il m’a frappé à mains nues ! Il m’a jeté au sol et il m’a hurlé de ne plus bouger. Il m’a traité de crétin abruti. Que pensez vous de ça ?
Le capitaine examina ses mains, puis regarda enfin Hendrick.
— Jeune homme, vous commettez une erreur de jugement très commune parmi les civils. Vous estimez que vos supérieurs hiérarchiques n’ont pas le droit de « lever la main sur vous », comme vous dites. Dans des circonstances strictement sociales, ceci est exact. Si nous nous trouvions, par exemple, au théâtre ou dans un magasin, je n’aurais, pas plus que vous, le droit de vous gifler, pour autant que vous me témoigniez le respect dû à mon grade. Mais dans l’accomplissement du devoir, les choses sont différentes…
Le capitaine pivota sur sa chaise et désigna quelques volumes écornés.
— Vous vivez selon ces lois. Vous pouvez chercher dans ces volumes ligne par ligne, examiner chaque article, chaque minute de cour martiale, vous ne trouverez pas un seul mot qui implique que vos supérieurs n’ont pas le droit de « lever la main sur vous » ou de vous corriger de n’importe quelle manière dans l’accomplissement de votre devoir. Hendrick, je pourrais très bien vous casser la figure… et je n’aurais à rendre compte de la nécessité de cet acte que devant mes supérieurs. Pas devant vous. Je pourrais même aller plus loin. Dans certaines circonstances, un gradé, sous-officier ou officier, a non seulement le droit, mais le devoir, de tuer tout soldat, sans délai ni avertissement. Il ne risque pas la punition, mais la promotion. Il doit le faire pour tout acte de couardise, devant l’ennemi, par exemple. Quant à ces bâtons que vous évoquez… Ils ont deux usages. D’abord, ils sont le signe de l’autorité. Ensuite, ils sont destinés à être utilisés sur vous, afin de vous stimuler. Ils ne peuvent vous faire de mal, pas de la façon dont nous nous en servons. Au pis, ils piquent un peu. Mais ils épargnent des milliers de paroles. Par exemple quand vous ne vous réveillez pas d’un bond le matin. Bien sûr, le caporal pourrait se montrer gentil, vous demander si vous voulez votre petit déjeuner au lit… Si nous avions un caporal de trop pour vous dorloter. Mais nous ne l’avons pas. C’est pour ça que le vôtre passe simplement et distribue des coups de badine sur les sacs quand il le faut. Evidemment, il pourrait vous donner des coups de pied, ce qui serait aussi légal et efficace. Mais le général responsable de l’instruction pense que l’usage de la badine est plus digne, autant pour le caporal que pour vous. Je le pense aussi. Mais ce que nous pensons, moi aussi bien que vous, n’importe guère. Nous agissons ainsi, c’est tout. (Il soupira :) Hendrick, je vous ai expliqué tout ceci parce qu’il est inutile de punir un homme s’il ignore pourquoi. Votre conduite a été celle d’un mauvais garçon parce qu’il est certain que vous n’êtes pas encore un homme, en dépit de nos efforts. Une conduite surprenante à ce degré de votre instruction. Rien de ce que vous avez dit ne constitue un élément de défense ou d’excuse. Vous ne semblez pas avoir le sens de votre devoir de soldat. Dites-moi donc vous-même pourquoi vous vous estimez maltraité. Bien que je n’arrive pas à l’imaginer, il se peut que vous fassiez une déclaration qui vous soit favorable.
Une ou deux fois, j’avais observé le visage de Hendrick pendant le discours du capitaine. Il était évident que ses paroles calmes, posées, avaient plus d’effet que toutes les engueulades de Zim. D’abord indigné, Hendrick était devenu étonné, puis sombre.
— Parlez ! ajouta le capitaine d’un ton tranchant.
— Euh… Eh bien, on nous avait donné l’ordre de nous tapir en « hérisson ». Je me suis planqué et c’est alors que j’ai vu que j’étais sur une fourmilière. Je me suis mis à genoux pour bouger de quelques centimètres. On m’a frappé par-derrière, et puis quelqu’un s’est mis à hurler. Alors je me suis redressé, je l’ai cogné et il…
— HALTE !
Le capitaine Frankel venait de jaillir de sa chaise. Il semblait immense alors qu’il est à peine plus grand que moi. Son regard ne quittait pas Hendrick.
— Vous… avez… frappé… votre… commandant… de compagnie ?
— Ben… Oui, je l’ai dit. Mais il m’avait cogné le premier. Par-derrière. Je n’avais même pas vu que c’était lui. Je ne pensais à personne en particulier. Je lui ai donné un coup de poing, c’est tout, et…
— Silence !
Hendrick s’interrompit, puis ajouta :
— Je veux quitter cette foutue unité !
— Ça, ça peut se faire, et très vite, dit le capitaine d’une voix glaciale.
— Donnez-moi une feuille de papier. Je démissionne.
— Un instant… Adjudant Zim.
— Oui, mon capitaine ?
Zim m’avait plus rien dit depuis le début. Il était demeuré rigide, comme une statue, les maxillaires roides, regardant droit devant lui. Mon pronostic se confirmait, maintenant : un œil au beurre noir, très réussi. Hendrick ne l’avait pas manqué. Mais il n’avait pas fait un récit détaillé de son exploit et le capitaine ne le lui avait pas demandé, préférant sans doute attribuer l’œil de Zim à une rencontre avec une porte.
— Les articles du règlement ont-ils été bien distribués dans votre compagnie ?
— Oui, mon capitaine. Ils sont publiés et lus au journal d’écoute tous les dimanches matin.
— Je le sais. Je demandais cela pour la bonne forme.
Chaque dimanche, juste avant l’office, on nous faisait aligner et nous avions droit à la lecture à haute voix des articles disciplinaires sur les Lois et Règlements des Forces Armées. Ils étaient également affichés devant la tente du planton. Personne ne se passionnait pour cette cérémonie. On pouvait très bien dormir debout pendant la lecture. La seule chose qui réussissait peut-être à nous intéresser portait sur ce que nous appelions « les trente et une façons de casser du bois ». Après tout, les instructeurs avaient des moyens bien à eux pour vous faire entrer les règlements directement dans la peau. « Casser du bois » était une vieille plaisanterie usée, comme « l’huile de réveil ». Les « trente et une façons… » étaient les trente et une offenses capitales. Régulièrement, il se trouvait un bleu pour se vanter ou accuser quelqu’un d’autre d’en avoir trouvé une trente-deuxième, qui était évidemment absurde ou obscène.
Frapper un gradé !
Tout soudain, ça n’avait plus rien d’amusant. On pouvait pendre un homme pour avoir cogné sur Zim. Mais tous les gars de la compagnie avaient essayé, et certains avaient même réussi… quand on s’entraînait au combat à mains nues. Il nous prenait souvent en particulier, après les autres instructeurs, histoire de nous donner un dernier petit coup de vernis pendant que nous étions échauffés et rodés. Shujumi l’avait même mis K.O., une fois. Bronski avait dû verser un seau d’eau. En se réveillant, Zim avait eu un sourire féroce. Il avait tendu la main… et Shujumi s’était retrouvé en orbite.