Cette dernière déclaration me concernait mais, en fait, je n’avais qu’à téléphoner à un garde et à lui confier le prisonnier.
A l’appel des consultants, ce même soir, le capitaine Frankel m’envoya au docteur qui décida ma reprise de service actif. Je regagnai ma compagnie juste à temps pour me changer et me présenter à la revue… ce qui me valut d’être brimé par Zim pour « taches sur l’uniforme ». Je m’abstins de lui faire remarquer que la tache qui décorait son œil était notablement plus importante que celles qu’il me reprochait.
On avait dressé un grand poteau sur le terrain de parade. Quand vint le moment de la proclamation habituelle des corvées et autres routines, nous eûmes droit à l’annonce de la sentence contre Hendrick.
Puis il fit son apparition, entre deux gardes, les mains attachées par des menottes.
Je n’avais jamais assisté à une flagellation. Ce genre de spectacle avait lieu, je m’en souvenais, derrière l’Immeuble Fédéral et mon père m’avait formellement interdit d’y assister. Je lui avais désobéi une fois mais la cérémonie avait été remise et je n’avais pas récidivé.
Mais une fois est une fois de trop.
Les gardes levèrent les bras de Hendrick et fixèrent les menottes à un gros crochet, tout en haut du poteau. Puis ils lui arrachèrent sa chemise, qui avait sans doute été prévue pour ça. Il n’avait pas de maillot. L’adjudant ordonna alors d’un ton sec :
— Exécutez la sentence de la Cour.
Un caporal-instructeur d’un autre bataillon s’avança, tenant le fouet. C’est l’adjudant de la Garde qui compta les coups. Lentement. Cinq secondes entre chaque coup. Mais cela semblait plus lent encore. Ted n’émit pas un son jusqu’au troisième coup, puis il se mit à sangloter.
Je rouvris les yeux sur le visage du caporal Bronski. Il me donnait des gifles et m’observait avec inquiétude.
— Ça ira ? Allez ! Regagne ton rang. Et vite ! On passe la revue.
Ce soir-là, je n’ai pas beaucoup mangé, mais je n’ai pas été le seul.
Personne ne me parla de mon malheureux évanouissement. Plus tard, je sus que j’avais été imité par une bonne dizaine de gars.
6
Ce que nous acquérons pour peu, nous ne l’estimons guère… il serait bien étrange en vérité qu’un article aussi céleste que la VERITE ne fût hautement estimé.
Dans la nuit qui suivit le renvoi de Hendrick, mon moral atteignit son point le plus bas. Je n’arriverais pas à dormir, et il faut avoir vécu la vie de recrue pour mesurer ce que cela suppose comme état de dépression. Je n’avais pratiqué aucun exercice physique de toute la journée et je n’étais pas fatigué. De plus, mon épaule ne semblait pas tenir compte de la décision du docteur puisqu’elle continuait à me faire souffrir, même en état de « service actif ».
Et puis, j’avais encore en mémoire la lettre de ma mère et, lorsque je fermais les yeux, j’entendais le claquement du fouet et je voyais Ted effondré contre le poteau.
La perte de mes galons ne me tourmentait plus, par contre. J’étais bien près de donner moi aussi ma démission. On était en pleine nuit, autrement j’aurais couru chercher une feuille.
Ted avait commis la faute à ne pas commettre. Et c’était vraiment une faute. Nous détestions tous le Régiment (qui l’aimait, au fait ?) mais Ted avait vraiment essayé de toutes ses forces de gagner sa franchise de citoyen. Il avait l’intention de se lancer dans la politique dès son retour à la vie civile. Il nous disait toujours : « Vous verrez… il va y avoir du changement. »
Maintenant, il n’avait plus aucune chance de se retrouver jamais derrière un bureau. Mais si cela lui était arrivé à lui, il pouvait en être de même pour moi. Moi aussi je pouvais craquer. Demain, dans une semaine… Et je n’aurais pas le droit de donner ma démission. Et je recevrais autant de coups de fouet que Ted.
J’avais tort et père avait raison. J’allais rédiger cette petite lettre, rentrer à la maison et dire à père que j’étais prêt à aller à Harvard et à me lancer dans les affaires, s’il le voulait bien. La première chose à faire au matin serait d’aller voir l’adjudant Zim. De lui dire que, pour moi, c’était fini. Mais pas avant. On ne réveille pas l’adjudant Zim quand il n’y a pas état d’urgence. Ça, vous pouvez me croire… Pas l’adjudant Zim.
L’adjudant Zim…
J’étais aussi perplexe à son sujet que je l’étais à propos de la punition de Ted. Après le jugement, il était demeuré en arrière et il avait dit au capitaine Frankel :
— Puis-je parler au commandant de Bataillon, mon capitaine ?
— Bien sûr, Zim. J’avais l’intention de vous dire quelques mots. Asseyez-vous.
Zim, à ce moment, avait regardé dans ma direction, ainsi que le capitaine, et j’avais compris. J’étais passé dans l’autre bureau où il n’y avait que quelques employés civils. Je n’osais pas sortir puisque le capitaine pouvait m’appeler à tout moment et je me réfugiai dans un fauteuil en attendant.
La paroi était juste derrière moi, et je pouvais entendre Zim et le capitaine. Le quartier général était certes installé dans un bâtiment et non dans une tente, mais c’était une construction de style « minimum » et les parois étaient d’une minceur comparable à la toile. Je ne veux pas dire que j’avais l’intention d’espionner le capitaine et Zim mais… Oui, après tout, j’avais certainement envie d’entendre ce qu’ils se disaient.
— Mon capitaine, a commencé Zim, je demande à être muté dans une unité combattante.
— Je ne vous entends pas, Charlie. Cette satanée oreille métallique me joue encore des tours.
— Je suis sérieux, mon capitaine. Ce poste n’est pas pour moi.
— Adjudant, cessez de me casser les pieds avec vos problèmes. Ou bien attendez que le travail soit fini. Qu’est-ce qui vous arrive ?
Zim déclara d’un ton raide :
— Mon capitaine, ce garçon ne méritait pas dix coups de fouet.
— Bien sûr que non. Vous savez qui a commis la gaffe, n’est-ce pas ?…
— Oui, mon capitaine, je le sais.
— Eh bien ? Vous savez mieux que moi que, à ce stade, ces jeunes gars sont encore des animaux sauvages. Vous savez quand il est possible de leur tourner le dos. Vous connaissez l’esprit de l’article 9080 : ne jamais leur donner la moindre chance de le violer. Evidemment, ils essaient toujours. S’ils n’étaient pas agressifs, ils ne seraient pas bons pour l’Infanterie Mobile. Sur les rangs, ils sont dociles. On peut leur tourner le dos quand ils mangent, quand ils dorment. Mais vous savez bien que, dès qu’ils sont sur le terrain, qu’ils participent à un exercice de combat ou à quoi que ce soit qui les excite, ils deviennent aussi explosifs que du fulminate de mercure. Tous les instructeurs savent cela. On vous forme pour que vous le deviniez, pour que vous sachiez le renifler à distance. Alors, Zim, expliquez-moi comment une recrue à l’entraînement a pu vous mettre un cocard ? Ce garçon n’aurait même pas dû réussir à poser la main sur vous. Vous auriez dû l’assommer avant. Pourquoi n’étiez-vous pas prêt ? La forme baisse ou quoi ?
— Je ne sais pas, dit lentement Zim. Je crois que c’est ça.
— Hmmm… Si c’est vrai, ce n’est surtout pas une unité combattante qu’il vous faut. Mais ce n’est pas vrai. Ou, du moins, ce ne l’était pas la dernière fois que nous avons travaillé ensemble, il y a trois jours. Alors, quoi ?