— Je crois, dit Zim avec hésitation, que je l’avais classé parmi les éléments sûrs.
— Cela n’existe pas.
— Je le sais, mon capitaine. Mais il mettait tant de bonne volonté dans tout. Il était prêt à en baver. Il n’était pas particulièrement doué mais tellement… décidé. Je crois… (Il s’interrompit une seconde :) Je crois que je l’aimais bien.
— Un instructeur ne peut pas se le permettre.
— Je sais aussi cela, mon capitaine. Mais c’est comme ça. Ce sont de braves gars. A ce stade, nous avons éliminé toute la racaille. Les mauvais éléments sont rentrés chez eux et ceux qui restent en veulent vraiment. Ils cherchent à faire bien, à être bien notés. Ils sont aussi dévoués que de jeunes chiens de chasse et je crois que beaucoup d’entre eux feront des soldats.
— Ainsi, voilà le point faible. Vous l’aimiez bien… et vous n’avez pas su le moucher à temps. Alors il a eu droit à la cour, au fouet et au renvoi.
— J’ai prié le ciel pour que ce soit moi qui aie droit au fouet, mon capitaine.
— Il faudra attendre votre tour, Zim. Je vous suis supérieur en grade. Que croyez-vous donc que j’aie souhaité moi-même durant cette dernière heure ? De quoi pensiez-vous que j’avais peur quand je vous ai vu arriver avec cet œil ? J’ai fait de mon mieux pour étouffer la chose par une punition administrative mais ce jeune idiot ne m’a pas aidé. Je n’aurais pourtant jamais pensé qu’il serait assez fou pour avouer qu’il vous avait cogné dessus. Il est réellement stupide ! Il y a des semaines que vous auriez dû l’évincer… au lieu de le protéger jusqu’à ce qu’il crée des ennuis. Et il a fallu qu’il lâche le morceau, là, devant témoins. Il a fallu qu’il m’oblige à agir officiellement. Il était impossible de lui éviter la cour, ensuite, de passer par toute cette épouvantable comédie, jusqu’à ce que nous lui fassions goûter notre médicament spécial, ce qui fait un civil de plus qui nous haïra le reste de ses jours. Vous savez qu’il fallait qu’il reçoive le fouet, que tout le régiment puisse voir ce qu’il advient de celui qui viole le fameux article 9080. Tout était de notre faute… mais c’est lui qui a trinqué.
— C’était ma faute, mon capitaine. C’est pour cela que je demande mon transfert. Je… je pense que c’est mieux pour tout le régiment.
— Vous croyez ça, hein ? Mais c’est à moi de décider ce qui est mieux pour le bataillon, adjudant Zim. Dites-moi, Charlie, vous rappelez-vous, il y a douze ans ? Vous étiez caporal. Où, Charlie ?
— Ici, vous le savez bien, mon capitaine. Ici même, dans cette satanée prairie que j’aurais tellement aimé ne jamais revoir !
— Comme nous tous. Mais, malheureusement, ce travail est le plus important et le plus délicat de l’Armée. Transformer des gamins indisciplinés en soldats. Et de tous les gamins de votre groupe, lequel était le pire ?
— Mmm… Ma foi, mon capitaine, je n’irai pas jusqu’à dire que c’était vous.
— Vraiment ? Mais pour trouver quelqu’un d’autre, il faudrait chercher loin, non ? Caporal Zim, je vous avais en horreur !
Il y eut un accent de surprise et peut-être de chagrin dans le ton de Zim.
— Mon capitaine… Vous m’aviez en horreur à ce point ? Moi, je vous aimais bien.
— Vous m’aimiez bien… Mais avoir quelqu’un en horreur, c’est un autre luxe qu’un instructeur ne peut se permettre. Ni haine ni amour. Nous ne sommes là que pour leur apprendre. C’est notre devoir. Mais… si vous m’aimiez bien, caporal Zim, vous aviez une façon plutôt bizarre de le montrer… Est-ce que vous m’aimez bien encore aujourd’hui ? Ne répondez pas : peu m’importe… Ou plutôt, disons que je ne veux pas le savoir. Ce qui compte, c’est que je vous haïssais, autrefois, et que je rêvais à mille et un moyens de vous faire payer. Mais vous étiez toujours au pas de course et vous ne m’avez jamais laissé la moindre chance de dépendre de l’article 9080. Et je suis là, grâce à vous. Et maintenant, pour répondre à la demande de l’adjudant Zim : je me souviens d’un ordre que vous me donniez sans cesse, Charlie, quand j’étais bleu. Je le détestais encore plus que tout ce que vous pouviez faire ou dire. Vous l’avez oublié ? Moi, je m’en souviens : Militaire, tu n’as qu’à te taire !
— C’est ça, mon capitaine.
— Attendez… La catastrophe n’est pas totale. Tout régiment de bleus a besoin d’une bonne leçon à propos du 9080, vous le savez aussi bien que moi. Ils n’ont pas encore appris à penser, ils ne lisent pas et ils écoutent rarement… mais ils peuvent voir. La mésaventure de Hendrick peut sauver certains de ses camarades de la corde. Ce qui me désole, c’est que cette leçon soit venue de mon propre bataillon. Croyez-moi, Charlie, je n’ai pas l’intention de laisser pareille chose se renouveler. Rassemblez tous vos instructeurs et dites-le-leur. Pendant vingt-quatre heures, ces petits gars vont être en état de choc. La tension va monter, ça ne fait aucun doute. Jeudi ou vendredi, l’un d’eux va flancher. Il va commencer à se dire que, après tout, Hendrick n’a pas trop souffert, qu’il n’a même pas eu droit au nombre de coups de fouet pour conduite en état d’ivresse… Il va se dire que ça vaut la peine de régler ses comptes avec l’instructeur qu’il vomit le plus. Adjudant Zim… Il ne faut pas que cela arrive ! Vous me comprenez ?
— Parfaitement, mon capitaine !
— Je veux dix fois plus de précautions. Je veux que tous les instructeurs gardent leurs distances, qu’ils aient des yeux dans le dos constamment, qu’ils se comportent comme s’ils étaient dans la cage aux fauves. Pour Bronski, par exemple… Il a tendance à fraterniser, si j’en crois ce que vous m’avez dit.
— Je vais lui parler en particulier, mon capitaine.
— Faites votre possible. Au premier incident, je veux une riposte immédiate. Plus question d’un gâchis comme celui d’aujourd’hui. Le premier gamin qui bouge devra être foudroyé sur place et, si possible, sans que l’instructeur ait à le toucher, sinon je le fais dégrader pour incompétence. Je tiens à ce qu’ils le sachent tous. Les gars doivent savoir que violer l’article 9080, non seulement ça coûte cher, mais que c’est impossible ! Tout ce qu’ils peuvent espérer, c’est un petit K.O., un seau d’eau dans la figure et peut-être un cocard.
— Oui, mon capitaine. Je m’en occupe.
— Vous auriez intérêt à vous en occuper, effectivement. Parce que non seulement je dégraderai l’instructeur coupable, mais je le corrigerai moi-même… Je ne tiens pas à ce qu’un de mes petits gars se retrouve à ce poteau parce qu’un instructeur a eu le cœur trop tendre ! Vous pouvez disposer.
— Merci, mon capitaine. Bonsoir, mon capitaine.
— Bonsoir. Charlie…
— Oui, mon capitaine ?
— Si vous n’avez pas trop de travail ce soir, pourquoi ne traîneriez-vous pas vos guêtres jusqu’au quartier des officiers ? Disons vers 8 heures.
— Oui, mon capitaine.
— Ça n’est pas un ordre, mais une invitation. Et, Charlie, si vous êtes en baisse de forme, peut-être que je serai à même de vous faire sauter les omoplates, non ?
— Euh… Mon capitaine accepterait-il de parier ?
— Parier, Charlie, alors que je m’entraîne sur ce tabouret ? Non… à moins que vous n’acceptiez de lester une de vos pattes de quelques kilos de ciment. Sans plaisanter, je pense que nous avons eu une journée désastreuse mais que nous allons avoir droit à pis encore. Non, Charlie, si nous pouvons transpirer un peu et échanger quelques bons coups nous pourrons dormir sans nous triturer les méninges à propos de nos petits chéris.