— D’accord, mon capitaine. Ne mangez pas trop : j’ai quelques petits problèmes à oublier, moi aussi.
— Je n’ai pas l’intention de dîner, Charlie. Je vais rester ici pour rédiger mon rapport que le commandant du régiment se fera une joie de lire après son dîner à lui… rapport qui a été retardé de deux heures par quelqu’un dont je préfère taire le nom. Donc, cher adjudant, je serai peut-être en retard de quelques minutes pour la première valse. Et maintenant, laissez-moi tranquille. A tout à l’heure !
L’adjudant Zim prit congé si rapidement que j’eus à peine le temps de me redresser et de plonger vers mes bottes, à l’abri d’un meuble-classeur. Le capitaine Frankel tempêtait déjà.
— Planton ! planton ! PLANTON ! Combien de fois faut-il vous appeler ? Quel est votre nom ? Vous êtes en mission pour une heure. Tenue complète. Trouvez-moi d’abord les commandants des compagnies E, F et G. Présentez-leur mes compliments. Dites-leur que je serais heureux de les voir avant la revue. Revenez à la tente et préparez-moi un uniforme propre – casquette, épaulettes, chaussures, décorations. Pas de médailles. Il vous restera treize minutes avant l’appel des malades, et je vous ai vu faire avec cette épaule : ça ne se passe pas trop mal. Allez, soldat : au pas de course !
Je me débrouillai pour réussir. J’accrochai les deux premiers sous la douche (un planton peut se présenter n’importe où) et le troisième à son bureau. Les ordres que j’avais reçus n’étaient pas réellement impossibles à exécuter, ils le paraissaient seulement. L’appel des malades retentit alors que je préparais l’uniforme du capitaine. Sans même me jeter un regard, il grommela :
— Vous pouvez disposer, soldat.
Je fus de retour juste à temps pour récolter une corvée pour « tenue incorrecte » et assister aux derniers instants de Ted Hendrick dans l’Infanterie Mobile.
Cette nuit-là, j’eus de quoi réfléchir. Je savais que l’adjudant Zim travaillait dur, mais jamais il ne m’était venu à l’esprit qu’il pouvait être mécontent de ce qu’il faisait. Il semblait si satisfait, si fier et tellement en paix avec le monde et lui-même.
Plus encore que la flagellation de Ted Hendrick, l’idée que cet invincible robot de Zim pût être marqué par l’échec au point de vouloir fuir l’unité, trouver refuge parmi des étrangers avec l’excuse que ce divorce serait un bien pour le régiment, me bouleversait, me troublait.
Et le capitaine Frankel avait été d’accord. A propos de sa faute. Et il lui avait fait savoir. Il l’avait engueulé. Grands dieux ! Les adjudants ne se font jamais engueuler. C’est le monde à l’envers. Une loi de la nature violée.
Mais il me fallait l’admettre. Ce que l’adjudant Zim avait avalé était plus terrifiant et humiliant que tout ce que j’avais entendu dans la bouche féroce d’un autre adjudant. Et pourtant, le capitaine n’avait même pas élevé la voix.
Tout me semblait si improbable que jamais, par la suite, je n’osai rapporter à quiconque ce que j’avais entendu ce jour-là.
Quant au capitaine… Nous ne voyions pas souvent les officiers. Ils apparaissaient pour les revues d’après-midi, au dernier moment, et ils ne se fatiguaient pas trop. Une fois par semaine, ils faisaient une inspection, décochaient quelques reproches à tel ou tel adjudant et décidaient, chaque semaine, quelle compagnie aurait l’honneur de garder les couleurs du régiment. Autrement, ils n’apparaissaient que pour des inspections surprises, toujours frais, impeccables, fleurant bon l’eau de Cologne.
Oh, bien sûr, il s’en trouvait toujours un ou deux pour nous accompagner dans nos marches et, par deux fois, le capitaine Frankel nous avait prouvé sa virtuosité à la savate. Mais, ce que je veux dire, c’est que les officiers ne travaillaient pas, pas vraiment, et qu’ils n’avaient pas d’inquiétude à se faire, après tout, parce que les adjudants étaient sous leurs ordres.
Mais, si j’en croyais ce que j’avais entendu, le capitaine Frankel travaillait si dur qu’il sautait les repas et qu’il se plaignait du manque d’exercice au point de sacrifier un peu de son temps pour quelques petites passes de lutte.
Et puis, il avait semblé plus touché par ce qui était arrivé à Hendrick que Zim lui-même. Pourtant, il n’avait jamais rencontré Hendrick. Il avait même dû demander son nom.
Je commençais à avoir la certitude de m’être totalement trompé sur la nature de l’univers dans lequel j’évoluais. C’était un peu comme si j’avais eu la révélation que ma mère n’était qu’une étrangère portant un masque.
Je n’étais certain que d’une seule chose : je n’avais pas l’intention de chercher à découvrir la véritable nature de l’Infanterie Mobile. Si des demi-dieux tels que les officiers, les adjudants en souffraient, c’est que tout cela était trop dur pour Johnnie ! Comment ne pas faire d’erreurs au sein d’une unité que vous ne comprenez pas ? Je ne tenais pas à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive. Pas plus qu’à recevoir le fouet devant le régiment. Dans ma famille, personne n’avait jamais encouru une telle punition, si l’on exceptait les corrections à l’école, ce qui était tout à fait différent. Et puis, il n’y avait jamais eu aucun criminel dans notre famille. Même si nous n’avions pas droit à la citoyenneté, nous étions fiers. Et puis père considérait que la citoyenneté était un faux honneur, une chose inutile et vaine. Pourtant, si l’on m’avait fouetté, je crois qu’il en aurait eu une attaque…
Ce que Hendrick avait fait, pourtant, n’avais-je pas rêvé des centaines de fois de le faire ? Alors pourquoi ne l’avais-je pas fait ? Sans doute parce que je savais que n’importe lequel de ces instructeurs pouvait me donner une bonne raclée. Alors, je l’avais fermée. Peut-être aussi parce que je n’avais pas assez de tripes. Ted Hendrick, lui, en avait eu assez. Alors, c’est que je n’étais pas digne de l’Armée, de toute façon.
Le capitaine Frankel avait considéré que ce n’était même pas la faute de Ted. Si je n’avais pas le courage de violer l’article 9080, comment pouvais-je m’attaquer à autre chose et terminer au poteau de flagellation ? Je n’avais plus qu’à tout laisser tomber. Pendant qu’il en était encore temps.
La lettre de ma mère venait à point pour appuyer cette décision. Jusque-là, j’avais pu m’endurcir devant le refus de mes parents. A présent qu’ils pliaient, j’étais incapable de résister. Surtout en face de ma mère. Elle avait écrit :
«… mais je crains que plus jamais ton père ne permette à quiconque de mentionner ton nom. Tu sais bien que c’est la seule façon dont il puisse manifester son chagrin, puisqu’il ne peut pleurer. Tu dois comprendre, mon petit enfant, qu’il t’aime plus que tout, plus que moi, et que tu lui as causé un chagrin immense. Il déclare à qui veut l’entendre que tu es devenu un adulte, que tu es capable de prendre tes propres décisions et qu’il est fier de toi. Mais il ne dit cela que par orgueil, parce qu’il a été blessé au plus profond de lui-même par celui qu’il aimait plus que tout autre. Il faut que tu comprennes qu’il ne t’a pas écrit jusqu’à présent et ne t’écrira pas avant que son chagrin ne soit supportable. Quand ce moment viendra, j’intercéderai pour toi et nous nous retrouverons tous ensemble.
Quant à moi… Comment un enfant pourrait-il provoquer la colère de sa maman ? Il peut lui faire de la peine mais elle ne l’en aimera pas moins. Où que tu sois, quoi que tu choisisses de faire, tu seras toujours mon petit garçon qui revient en pleurant parce qu’il s’est écorché les genoux. Tu es sans doute trop grand pour te pelotonner contre moi, ou bien suis-je devenue plus petite avec l’âge, mais je serai toujours prête à te consoler, quand tu en auras besoin. Les petits garçons n’abandonnent jamais vraiment les jupes de leur mère, je crois. Et toi, le crois-tu ? J’espère que tu vas m’écrire pour me le dire.