« Mais il me faut ajouter que, par suite de ton long silence, il serait mieux, si tu te décidais à écrire, que tu adresses ta lettre à tante Eleanora. Elle me la transmettra aussitôt et comme cela tout se passera bien. Comprends-tu ?
Mille baisers à mon bébé
Je comprenais. Je comprenais très bien. Et si père ne pouvait pleurer, moi, je laissai couler mes larmes. Enfin, je trouvai le sommeil… pour être réveillé par une alerte. Tout le régiment se retrouva courant vers les abris anti-bombardements, pour un nouvel exercice. Nous n’avions pas d’armes mais nous étions en tenue complète, y compris les écouteurs-radio, et nous étions à peine sortis que nous reçûmes l’ordre de nous planquer en « hérisson ».
Cette fois, ça dura près d’une heure. Et je tins le coup. Je respirais à peine. Une souris trottant au large aurait fait un véritable vacarme. Quelque chose passa sur moi. Sans doute un coyote. Je ne battis même pas des cils. Il faisait un froid terrible mais je n’y prêtai pas attention : je savais que c’était la dernière fois.
Je n’entendis pas le réveil, le lendemain matin. Pour la première fois depuis des semaines, je fus vidé de mon sac et j’eus de la peine à me présenter à l’appel du matin. Il était inutile de donner ma démission avant l’heure du repas, de toute manière, puisque je devais d’abord voir Zim. Mais, à l’heure du repas, il n’était pas là. Je demandai cependant à Bronski l’autorisation de me présenter au commandant de compagnie et il me dit simplement, sans m’interroger sur mes intentions :
— Bien sûr. Vas-y.
Mais on ne peut pas voir un homme qui n’est pas là. Après déjeuner, nous eûmes droit à une marche de routine. Je n’avais toujours pas aperçu Zim. Nous n’avions pas emporté de rations de campagne, ce qui signifiait généralement que la marche était doublée d’un exercice « famine ». Dans ces cas-là, il fallait se débrouiller pour prendre quelque chose à la cantine. Cette fois, je n’en avais pas eu le réflexe. Mes préoccupations étaient ailleurs. Heureusement, des hélicoptères firent leur apparition avec le ravitaillement. Et l’adjudant Zim débarqua avec le courrier. C’est une justice à rendre à l’Infanterie Mobile. On peut vous y priver de nourriture, d’eau, de sommeil, mais jamais on ne confisque le courrier personnel, jamais on ne le retarde, pour autant que les circonstances le permettent. Le courrier est toujours acheminé le plus vite possible et vous l’avez à la première pause, même en manœuvres. Pour moi, jusque-là, ça n’avait pas été très important. Je n’avais reçu que quelques lettres de Carl.
Quand commença l’appel du courrier, je ne me mis même pas sur les rangs. J’avais décidé que je ne me présenterais pas à l’adjudant avant le retour. A ma grande surprise, Zim appela mon nom et me tendit une lettre.
Deuxième surprise : elle était de M. Dubois, mon ex-professeur de philosophie morale et d’histoire. Une lettre du Père Noël m’aurait paru moins inattendue. Après l’avoir lue, je n’avais toujours pas la clé du mystère. Je relus son nom et son adresse, incrédule. C’était pourtant bien lui qui m’avait écrit.
Mon cher garçon,
J’aurais pu vous écrire plus tôt pour vous dire la joie et la fierté que j’ai éprouvées en apprenant que non seulement vous vous étiez porté volontaire mais que vous aviez choisi l’arme qui fut la mienne. Cependant, je ne suis pas surpris. J’attendais un tel acte de votre part. Vous voir dans l’Infanterie Mobile est comme une prime personnelle, pour moi. Voici un achèvement fort rare qui justifie les efforts d’un professeur. Il nous faut tamiser bien du sable et des cailloux pour la récompense d’une pépite.
Maintenant, vous comprenez pourquoi je ne vous ai pas écrit plus tôt. Nombreux sont les jeunes gens qui sont écartés du Service durant la période d’instruction, et pas nécessairement à la suite de fautes répréhensibles. J’ai donc attendu que vous ayez franchi les obstacles, que vous en ayez suffisamment « bavé » pour passer cette barre que nous avons tous si bien connue. Grâce à certaines relations, je ne vous ai pas perdu de vue. Je voulais être certain que, sauf maladie ou accident, vous aviez achevé votre instruction.
Vous allez maintenant vous engager dans la phase la plus difficile de votre Service. Difficile non seulement sur le plan physique (mais là, vous avez pris vos mesures) mais aussi sur le plan intellectuel. Vous allez affronter les modifications et réévaluations spirituelles qui amorcent la métamorphose du citoyen potentiel en citoyen absolu. Je devrais plutôt exprimer cela ainsi : vous avez traversé la phase la plus dure, en dépit de toutes les tribulations qui vous attendent, de tous les obstacles placés sur votre route, de plus en plus hauts. Mais ce qui compte, c’est de franchir la barre et, vous connaissant comme je vous connais, mon garçon, je sais que j’ai attendu suffisamment longtemps avant de vous écrire, ou vous seriez déjà de retour chez vous.
En atteignant ce point culminant du spirituel, vous vous sentez différent, autre. Peut-être les mots vous manquent-ils pour l’exprimer. Ils m’ont manqué, à moi, lorsque j’étais un bleu. Alors, vous permettrez à un vieux camarade de vous les souffler. Ils disent simplement ceci : le destin le plus noble que puisse connaître un homme est de placer son corps mortel entre le foyer qu’il aime et les ravages de la guerre. Ces mots ne sont pas de moi, bien sûr. Les vérités premières ne changent pas et, même si le monde change, il suffira toujours à un homme de les formuler une seule fois. Ceci est universel, immuable, pour tous les hommes de toutes nations.
Si vous pouvez accorder à un vieil homme un peu de votre précieux temps de repos, écrivez-moi. Et si vous rencontrez certains de mes anciens camarades, transmettez-leur mon amitié.
Bonne chance, soldat ! Je suis fier de vous.
La signature était aussi incroyable que la lettre elle-même. Quoi ? Le Vieux Hibou avait été lieutenant-colonel ? Mais notre régiment tout entier était sous les ordres d’un commandant ! Jamais M. Dubois n’avait fait allusion à son grade. Nous supposions (dans la mesure où nous nous intéressions à lui) qu’il avait dû être caporal et que l’armée s’était débarrassée de lui en lui trouvant un poste de professeur sans trop de responsabilités, sans examen à la clé. Bien sûr, nous savions qu’il était un ancien militaire puisque le cours d’histoire et philosophie morale ne pouvait être confié qu’à un citoyen. Mais de là à penser qu’il avait été dans l’Infanterie Mobile… Ça ne m’était jamais venu à l’idée. Il s’était toujours montré assez distant, précieux. Comme une espèce de maître de ballet par rapport à la tribu de singes qui constituait sa classe.
Mais j’avais sa signature sous les yeux.
Tout au long du chemin de retour, je ne cessai de ruminer cette lettre. Elle ne ressemblait absolument pas à tout ce qu’il avait jamais pu nous dire en classe. Ça n’était pas tellement une question de contradiction mais de ton. Un lieutenant-colonel pouvait-il se permettre de donner du « camarade » à un simple soldat ?