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Six semaines après (et plus vieux de soixante ans), à la base Spatiale de Sanctuaire, je me présentai aux ordres de l’adjudant Jelal, à bord du Rodger Young. Je m’étais fait percer le lobe de l’oreille gauche et je portais maintenant un petit crâne d’or… avec un seul os. Al Jenkins, qui m’accompagnait, avait aussi le sien. Quant à Kitten, il n’avait même pas eu le temps d’être éjecté du Valley Forge. Les survivants des Chats Sauvages avaient été redistribués un peu partout. Une moitié de l’unité, à peu près, avait péri dans la collision entre l’Ypres et le Valley Forge. Quant aux combats… Ce désastre avait porté nos pertes à plus de 80 pour cent. L’autorité en place avait donc décidé que, dans ces circonstances, il n’était pas question de reformer l’unité. Le dossier Chats Sauvages avait été glissé dans les archives en attendant que toutes les blessures soient cicatrisées. Plus tard, sans doute, on reformerait la compagnie K, avec de nouveaux visages mais des traditions inchangées.

Quant aux autres unités, elles avaient de nombreux trous à combler.

L’adjudant Jelal nous accueillit cordialement et nous dit que notre nouvelle unité était « la meilleure de la Flotte », que le Rodger Young était le roi des vaisseaux, mais il ne parut pas remarquer le petit crâne à notre oreille. Ultérieurement, il nous conduisit au lieutenant. Nous eûmes droit à un vague sourire et quelques petites phrases paternalistes. C’est à ce moment que je m’aperçus que Al Jenkins ne portait plus son crâne d’or. Moi non plus. Nous aurions été les seuls dans les Têtes Dures de Rasczak.

Ils avaient une raison pour ne pas porter de crânes d’or. Avec les Têtes Dures de Rasczak, il n’était pas question de savoir combien de fois vous aviez sauté au combat, ni sur quels mondes. Vous étiez une Tête Dure ou vous n’en étiez pas une. Dans ce dernier cas, ils se fichaient éperdument de savoir qui vous étiez et ce que vous aviez fait. Nous avions été admis dans l’unité comme vétérans et non comme recrues, donc avec tout le bénéfice du doute possible.

Moins d’une semaine après, nous avions sauté avec eux, nous nous étions battus avec eux et il n’était plus question de doute. Nous étions des Têtes Dures, des membres de la famille. Ce qui signifiait qu’on pouvait s’engueuler en toute liberté, participer aux bagarres et aux discussions sans se faire rembarrer automatiquement. On nous appelait par nos prénoms et on pouvait même se le permettre avec les sous-officiers en certaines occasions. Et uniquement pendant le service. L’adjudant Jelal, par exemple, était toujours de service. Quand on le rencontrait à terre, il devenait « Jelly » et oubliait ses galons.

Mais le lieutenant, lui, était toujours « le Lieutenant ». Jamais « M. Rasczak » ou « lieutenant Rasczak ». On s’adressait à lui à la troisième personne. Il n’y avait pas de dieu, rien que « le Lieutenant », et l’adjudant Jelal était son prophète. Jelly, par exemple, pouvait dire « non » et se faire contrer, surtout par les plus jeunes des sergents, mais s’il disait : « le Lieutenant n’aimerait pas ça », c’était une déclaration ex cathedra et on abandonnait immédiatement le sujet. Il ne serait jamais venu à l’idée de personne de vérifier si, vraiment, le Lieutenant n’aimait pas ça. Le Mot avait été prononcé.

Le Lieutenant était un père pour nous. Il nous aimait, il était indulgent et, pourtant, à terre comme à bord du vaisseau, il restait distant. Mais quand nous sautions… Ma foi, vous n’en auriez pas cru vos yeux. Il veillait sur chacun de ses hommes, alors même que la section était dispersée sur quelques centaines de kilomètres carrés de terrain. Il était comme malade d’inquiétude pour chaque homme de son unité. Impossible de vraiment savoir comment il se débrouillait pour nous suivre à la trace, mais ça vous faisait du bien d’entendre sa voix en pleine bataille :

— Johnson ! Portez-vous sur le 6e peloton ! Smitty a des ennuis !

C’était bon, même pour le chef de peloton de Smith qui aurait dû intervenir le premier.

Nous savions aussi une chose. Aussi longtemps qu’on était vivant, le Lieutenant ne risquait pas de rembarquer. C’était une certitude absolue. Le Lieutenant était incapable de repartir en vous laissant seul.

Pendant toute la Guerre des Punaises, il n’y a jamais eu un seul prisonnier dans les Têtes Dures de Rasczak.

Jelly était une mère pour nous. Et il se montrait très proche de nous, plein d’attentions, mais sans indulgence. Pourtant, jamais il ne faisait son rapport au Lieutenant. Jamais une Tête Dure de Rasczak ne passa en cour martiale, jamais un homme ne fut fouetté. Jelly ne distribuait même pas tellement de corvées. Il avait des moyens bien à lui pour rendre la justice. Par exemple pour les revues. Il s’arrêtait simplement devant vous, il vous regardait et disait tranquillement :

— Excellente présentation pour un marin. Pourquoi ne demandez-vous pas votre mutation ?

Et ça marchait à tous les coups, parce que chacun de nous savait que les types de la Marine dormaient avec leur uniforme et ne se lavaient jamais au-dessous du cou.

Jelly n’avait pas vraiment à faire régner la discipline parmi les soldats. Il portait surtout son effort sur ses sous-officiers et comptait sur la simple transmission hiérarchique. Quand je rejoignis les Têtes Dures, mon chef de peloton était « Red » Greene. Après quelques sauts, à un moment où j’avais la grosse tête, je trouvai le moyen de râler contre lui. Il ne fit pas son rapport à Jelly. Non. Il m’emmena simplement jusqu’aux douches et me fila une petite correction. Après quoi, nous avons été amis. Plus tard, d’ailleurs, c’est « Red » qui me recommanda pour les galons de première classe.

Pour en revenir aux types de la Marine, nous n’avions aucun moyen de savoir si ceux du Rodger Young dormaient avec leurs uniformes et s’ils se lavaient à fond : ils occupaient une partie du vaisseau et nous la nôtre. On leur avait fait comprendre qu’ils n’étaient pas tellement les bienvenus sur notre territoire et ils ne se montraient que pour des raisons de service. La cabine du Lieutenant se trouvait dans le quartier des officiers, dans le territoire affecté à la Marine, mais nous avions rarement mission de nous y présenter. Nous prenions les tours de garde vers l’avant. Le Rodger Young était un vaisseau mixte. Le capitaine Deladrier, commandant de bord, était une femme, de même que quelques officiers de navigation. Le domaine des dames s’étendait au delà de la cloison n° 30. Jour et nuit, deux sentinelles de l’Infanterie Mobile montaient la garde devant l’unique porte. Seuls les officiers de service, y compris le Lieutenant, pouvaient s’aventurer de l’autre côté de la fameuse cloison n° 30. Ils prenaient également leurs repas au mess, qui était mixte. Mais jamais ils ne s’y attardaient. Il y avait peut-être d’autres transports de troupes régis différemment, mais pour le Rodger Young, c’était comme ça.

Le tour de garde était considéré comme un privilège. C’était en fait un véritable plaisir de se tenir près de la porte, les bras croisés, les jambes bien écartées, avec la certitude qu’une créature de sexe féminin pouvait à tout moment apparaître dans votre champ de vision, même s’il était interdit de lui adresser la parole. Je fus même convoqué une fois dans le bureau du commandant Deladrier. Elle leva les yeux sur moi et elle me dit :

— Portez ceci au Chef Ingénieur, je vous prie.

En dehors des corvées d’entretien, j’étais affecté à l’équipement électronique, sous la vigilante direction de « Padre » Migliaccio, chef du premier groupe. Je faisais ce que j’avais autrefois fait avec Carl. Les sauts n’étaient pas fréquents et, tous les jours, tout le monde travaillait. Si un homme n’avait aucun talent particulier, il pouvait toujours gratter les parois. Pour l’adjudant Jelal, la propreté ne connaissait pas de limites. Telle était la règle : tout le monde se bat, tout le monde travaille. Notre maître coq était Johnson, adjudant du deuxième groupe, un gros garçon sympathique qui venait de Géorgie (celle de l’hémisphère Ouest, pas l’autre) et sa cuisine avait de la classe. Ce qui expliquait l’argent qu’il se faisait à droite et à gauche : il mangeait souvent entre les repas et il ne voyait aucune raison pour en priver les autres.