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Le Padre et Johnson veillaient sur nos âmes et nos estomacs mais, s’ils se faisaient avoir au prochain saut, qui leur succéderait ? C’était un sujet dont nous discutions fréquemment sans trouver de solution.

Mais le Rodger Young n’était pas tenu à l’écart des opérations. Aucun saut ne ressemblait au précédent. Il n’était plus question de batailles, en tout cas : nous opérions seuls : raids, patrouilles, coups de main. La vérité, c’est que la Fédération Terrienne n’était pas en mesure de se lancer dans une bataille importante. Le désastre de l’Opération D.D.T. avait coûté trop de vaisseaux, trop de troupes. Il fallait du temps pour panser les blessures, pour former de nouveaux hommes.

Les vaisseaux légers, les corvettes comme le Rodger Young pouvaient se déplacer très vite, désorienter l’ennemi en essayant d’être partout à la fois, frapper et disparaître aussitôt. Dans ce genre d’opération, nous avons subi des pertes. On comblait les trous en regagnant Sanctuaire. A chaque saut, j’avais la tremblote, mais nous ne restions jamais très longtemps sur le terrain. Entre-temps, la vie s’écoulait de façon plutôt agréable à bord du Rodger Young. Je faisais mon travail comme tout le monde et je me disais que c’était une des meilleures périodes de mon existence.

C’est alors que le Lieutenant fut tué.

Soudain, ce fut le pire moment de ma vie. Déjà, j’avais une raison personnelle : ma mère s’était trouvée à Buenos Aires lorsque les Punaises avaient frappé.

Je l’avais appris sur Sanctuaire. Nous étions revenus faire le plein de capsules et le courrier nous rejoignit là. Ma tante Eleanora m’apprenait la mort de ma mère en trois lignes pleines d’amertume. Elle semblait m’en rendre responsable. Peut-être parce que, en tant que soldat, j’aurais dû selon elle repousser l’attaque contre Buenos Aires. Peut-être parce que je n’étais pas à la maison. Mais ce n’était pas évident. Ou plutôt : elle était parvenue à insinuer ces deux accusations en trois lignes.

J’ai déchiré la lettre et essayé de ne plus y penser. Pour moi, ils étaient morts tous les deux. Je veux dire que père n’aurait jamais laissé mère partir seule pour Buenos Aires. Dans ses trois lignes, tante Eleanora ne parlait pas de lui, mais ça ne prouvait rien. Ultérieurement, j’appris que je ne m’étais qu’à moitié trompé : père avait été retardé de quelques heures. Il allait rejoindre mère quand les Punaises avaient frappé.

Deux heures plus tard, j’étais convoqué par le Lieutenant. Il me demanda très gentiment si je ne voulais pas rester sur Sanctuaire pendant la prochaine patrouille. Il me dit que j’avais pas mal de jours de permission à prendre. J’ignore comment il avait pu savoir que j’avais perdu quelqu’un. De toute façon, je l’ai remercié et je lui ai dit que je préférais prendre une permission avec tous les gars de l’unité quand ce serait possible.

Je ne l’ai pas regretté. Si j’étais resté sur Sanctuaire, je n’aurais pas été là quand le Lieutenant a été descendu, et ç’aurait été insupportable pour moi.

Tout s’est passé très vite, juste avant le rembarquement. Un homme du troisième peloton avait été blessé. Pas trop grièvement, mais il ne pouvait plus bouger. L’adjoint au chef de groupe, qui venait juste de décrocher pour aller le récupérer, fut touché à son tour. Comme d’habitude, le Lieutenant surveillait tout le monde en même temps. Il est probable qu’il avait les diagrammes physios de chacun de nous en visuel, mais nous ne le saurons jamais. Quand il sut que l’adjoint au chef de groupe était encore vivant, il se porta lui-même au secours des deux hommes et en prit un dans chaque bras. Il réussit à les porter durant les dix derniers mètres et à les faire embarquer dans la navette. A l’ultime seconde, alors que tout le monde était à bord, le champ de projection annulé, il fut touché et il mourut sur place.

C’est volontairement que je n’ai pas mentionné les noms du soldat et du chef de groupe que le Lieutenant avait ramenés jusqu’au vaisseau de récupération. C’était sur nous tous qu’il veillait, de toute manière. Jusqu’à son dernier souffle. Le soldat, c’était peut-être moi. Cela n’a pas vraiment d’importance. Ce qui compte, c’est que la famille que nous formions jusque-là se retrouvait décapitée, sans père. Nous n’étions plus les mêmes.

Après la mort du Lieutenant, le capitaine Deladrier invita l’adjudant Jelal à prendre son premier repas au mess, avec les officiers, mais il s’excusa. Il se comporta dans les jours qui suivirent exactement comme une veuve qui affecte de croire que son époux défunt peut revenir d’un moment à l’autre. Il se montra un peu plus strict, peut-être. Mais quand il lui arrivait (rarement, désormais) de dire : « Le Lieutenant n’aimerait pas ça », c’était le plus dur qu’un homme pût supporter.

Il modifia à peine notre formation de combat. L’adjoint au chef du deuxième groupe se retrouva simplement faisant fonction d’adjudant de section. Pour ma part, de première classe faisant fonction d’adjoint au chef de peloton, je fus promu caporal avec la fonction très symbolique d’adjoint au chef de groupe. Jelly, quant à lui, se comporta comme si le Lieutenant était bel et bien en permission prolongée. Il lui communiquait des ordres qu’il ne faisait qu’exécuter. Rien n’était changé, en somme.

Et cela nous sauva.

11

Je n’ai rien d’autre à offrir que du sang, de la sueur et des larmes.

Winston Churchill, militaire et homme d’Etat du XXe siècle.

Après le raid contre les Squelettes, celui où Dizzy Flores avait dégusté, le premier raid de l’adjudant Jelal en tant que chef de section, un des servants de batterie du vaisseau me demanda :

— Comment ça s’est passé ?

Je lui ai répondu :

— Comme d’habitude…

C’était sans doute une question amicale, mais j’étais plutôt bouleversé et pas du tout en humeur de parler. Dizzy était mort mais j’étais heureux que nous ayons tout fait pour le récupérer. D’un autre côté, ç’avait été un acte inutile et j’en éprouvais de la colère. Tout cela dominé par un réconfort brumeux : celui de se retrouver à bord du vaisseau, avec tous ses bras et ses jambes.

Mais, je vous le demande : comment peut-on parler d’un saut à quelqu’un qui n’y a jamais participé ?

Le marin a ajouté :

— Ça marche bien pour vous, les gars. Trente jours de sieste, une demi-heure de boulot. Moi, j’ai droit à un quart sur trois.

— Je veux bien te croire, j’ai dit. Certains ont plus de chance que d’autres.

— Ecoute, soldat, tu ne vends pas des aspirateurs…

Tout n’était pas faux dans ce que disait ce marin. La vie de fantassin est un peu comme celle des aviateurs des toutes premières guerres mécanisées. On ne compte parfois pas plus de quelques heures de combat réel dans toute une carrière. Le reste n’est fait que d’entraînement, d’exercice. On se prépare, on attend, on va à la bagarre, on revient. Après l’opération contre les Squelettes, il y eut trois semaines de voyage avant un nouveau saut, sur une autre planète, dans un autre système stellaire. Une colonie des Punaises. Même avec l’effet Cherenkov, les étoiles demeuraient lointaines.