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Entre-temps, j’eus droit officiellement à mes galons de caporal qui me furent remis par l’adjudant Jelal avec confirmation du capitaine Deladrier en l’absence d’un officier d’Infanterie. Théoriquement, mon grade n’était pas officiel mais le taux des pertes était tel que les nominations suffisaient à peine à les compenser. Dès l’instant où Jelly me déclara caporal, je l’étais.

Le marin avait eu tort de parler de « sieste ». Rien qu’en ce qui concernait l’équipement de saut, nous avions cinquante-trois scaphandres à vérifier et à entretenir entre chaque opération, sans parler de l’armement et du matériel spécial. Il arrivait, par exemple, que Migliaccio vérifie un scaphandre derrière moi, que Jelly confirme son rapport et que le lieutenant Farley, l’ingénieur en armement, décide que les réparations étaient impossibles à bord, à la suite de quoi il fallait prélever un nouveau scaphandre au magasin et l’activer, petite opération intéressante qui ne requiert jamais que vingt-six heures de travail.

Tout cela contrariait nos périodes de sieste.

Mais il nous arrivait de passer de bons moments. Il y avait constamment des tournois de jeux. Du trictrac aux échecs. Et puis le meilleur orchestre de jazz à quelques parsecs à la ronde (peut-être même le seul), avec l’adjudant Johnson à la trompette, dont le répertoire allait des hymnes les plus déchirants aux solis les plus violents.

Après le raid contre les Squelettes et cette récupération sur orbite conduite de main de maître (ou de maîtresse ?) par le commandant Deladrier, le forgeron de la section, Archie Campbell, réalisa un modèle réduit du Rodger Young qui fut signé par tous avec la dédicace :

Au Super-Pilote Yvette Deladrier, avec la reconnaissance des Têtes Dures de Rasczak.

Le commandant accepta notre invitation à dîner aux accords des Têtes Dures Brothers. Les bleus lui présentèrent l’œuvre d’Archie, elle versa quelques larmes, elle l’embrassa, puis elle embrassa Jelly et il devint presque violet.

J’avais mes galons et il fallait simplement que je mette les choses au clair avec Ace puisque Jelly voulait me garder comme adjoint au chef de groupe. Ça ne m’arrangeait pas. En principe, la progression doit être régulière. J’aurais dû normalement me retrouver chef de peloton et non passer de première classe adjoint au chef de peloton à caporal adjoint au chef de groupe. Jelly n’ignorait pas cela, bien sûr, mais je savais aussi en ce qui me concernait qu’il voulait maintenir l’unité telle que l’avait formée le Lieutenant, ce qui impliquait qu’il ne voulait pas déplacer ses chefs de peloton et de groupe.

Mais il y avait encore un problème qui me démangeait : les trois caporaux qui étaient sous mes ordres en tant que chefs de peloton étaient en fait mes aînés, mais, à supposer que l’adjudant Johnson se fasse avoir à la prochaine opération, non seulement ça nous ferait un merveilleux cuistot en moins, mais je me retrouverais chef de groupe. Quand on donne un ordre, surtout au combat, il ne doit pas y avoir l’ombre d’un doute. Il fallait que tout fût clair comme du cristal avant que vienne l’heure du prochain saut.

Ace posait le problème n° 1. Non seulement il était l’aîné des trois caporaux sous mes ordres, mais il était plus âgé que moi et soldat de carrière. Si lui m’acceptait, les autres suivraient. Et je n’aurais plus aucun problème avec les deux autres pelotons.

Je n’avais jamais eu aucun ennui avec lui à bord du Rodger Young. Depuis que nous avions ramené Flores ensemble jusqu’au vaisseau, il s’était montré plutôt aimable. Evidemment, nous n’avions pas eu la moindre occasion de friction. Nous étions séparés par nos devoirs quotidiens et nous ne nous rencontrions qu’aux revues et pour quelques tours de garde. Mais je sentais très bien qu’il ne me considérait pas comme un supérieur.

Alors, j’allai le trouver. Il était étendu sur sa couchette, plongé dans la lecture des Super contre la Galaxie. Je connaissais l’histoire, très improbable.

— Ace… Il faut qu’on se parle.

— Tu crois ? Je ne suis pas de service.

— Il faut que je te parle maintenant. Pose ton bouquin.

— Qu’est-ce qu’il y a de si urgent ? Laisse-moi finir ce chapitre.

— Laisse tomber, Ace. Tu veux que je te raconte la fin ?

— Si tu fais ça, je t’écrase, dit-il.

Mais il posa quand même son bouquin.

— Ace, c’est à propos de la réorganisation du groupe. Tu es mon aîné. C’est toi qui dois être l’adjoint du chef de groupe.

— Oh, tu recommences avec ça ?

— Oui… A mon avis, on devrait aller trouver Johnson tous les deux et le laisser se débrouiller avec Jelly.

— Tu crois ça, hein ?

— Oui, je le crois. Ça ne peut pas se passer autrement.

— Ecoute-moi bien, petit… Je vais être très clair avec toi. Je ne t’en veux pas personnellement. Et puis, tu étais avec moi quand on a ramené Dizzy… Je le reconnais… Mais si tu veux un peloton, tu n’as qu’à te le chercher. N’essaie pas de me piquer le mien. Mes gars n’iraient même pas à la corvée de patates pour toi, tu comprends ?

— C’est ton dernier mot ?

— Le premier, le dernier et le seul, petit.

— Je m’attendais à ça. (J’ai soupiré :) Mais il fallait que j’en sois certain. Bon, ça règle le problème. Mais… oui, autre chose : je crois bien que les douches ont besoin d’être astiquées. Tu ne penses pas qu’on irait plus vite si on s’y mettait à deux ? Tu sais ce que dit Jelly : les sous-offs sont toujours de service.

Ace n’a pas bougé tout de suite. Il a dit tranquillement :

— Tu penses que c’est nécessaire, petit ? Je te l’ai déjà dit : je ne t’en veux pas personnellement.

— Ce n’est pas l’impression que j’ai.

— Et tu te dis que tu vas me faire mon affaire ?

— Je peux toujours essayer.

— D’accord. On y va.

Il n’y avait qu’un seul bleu que nous avons dû virer. De toute façon, il n’avait pas besoin de prendre une douche. Ace a verrouillé la porte et m’a demandé :

— Tu as des règles à suggérer, petit ?

— Ma foi… je n’avais pas l’intention de te tuer.

— O.K. Et pas de fracture non plus. Rien qui puisse nous empêcher d’être du prochain saut, à moins d’un accident. Ça te va ?

— Parfait… Mais je crois que je vais enlever ma chemise.

— Tu ne veux pas qu’elle soit tachée de sang, hein ?

Je n’étais pas encore torse nu quand il m’a balancé un coup de pied. Pas trop violent, mais droit sur le genou.

Seulement, mon genou n’était plus là. On m’avait appris le truc.

Nous étions tous deux très forts, bien entraînés. Ace était plus lourd que moi, mais j’étais plus rapide.

Ce fut long, pénible, épuisant. Des détails n’apporteraient rien de plus au récit. Et puis, je n’avais vraiment pas le temps de prendre des notes.

Longtemps, très longtemps après, je me retrouvai étendu sur le dos. Ace me jetait de l’eau sur le visage. Il m’aida à me relever, m’appuya contre une paroi et me dit, sans lâcher mes épaules :

— Frappe-moi !

— Mmm ?

J’étais sonné. Ma vision était floue.

— Frappe-moi, Johnnie !

Son visage dérivait quelque part devant moi. Mais je parvins à faire le point, à le placer au centre de mon collimateur. Et je frappai de toutes mes forces, c’est-à-dire qu’une mouche convalescente n’aurait pas tenu plus de quelques minutes. Mais Ace ferma les yeux et glissa vers le pont. Je dus me cramponner à une épontille pour ne pas le suivre.