Il se releva au ralenti.
— O.K., Johnnie… (Il secoua la tête :) Tu m’as donné une leçon. Je ne ramènerai plus ma gueule avec toi. Et les gars du groupe te suivront.
J’ai acquiescé parce que je ne pouvais plus parler.
— On se serre la main ? a dit Ace.
Ce fut douloureux.
Nous étions en plein cœur de la guerre mais, apparemment, nous en savions moins que n’importe qui sur son déroulement. Nous nous trouvions dans la période qui avait suivi la destruction de Buenos Aires. C’était avec l’aide des Squelettes que les Punaises avaient réussi à localiser notre planète d’origine. Les premières escarmouches spatiales s’étaient transformées en une guerre ouverte. Bien sûr, c’était avant que nous ayons reconstitué nos forces et que les Squelettes se soient rangés à nos côtés. En fait, mais nous l’ignorions alors, la Terre était en état de siège et la Fédération était bien près de perdre la guerre.
Dans cette phase, les forces terriennes tentaient d’inverser l’alliance et d’amener les Squelettes à devenir nos alliés. Evidemment, nous ignorions cela comme nous ignorions tout. Simplement, juste avant le raid durant lequel Flores avait été tué, on nous avait demandé, dans la mesure du possible, d’éviter les pertes civiles et de porter notre effort sur les objectifs matériels.
Si nous étions capturés, nous ne pouvions pas révéler ce que nous ne savions pas. La torture, les drogues et les traitements psychologiques ne pouvaient rien tirer de nous. Nous ne recevions que des instructions tactiques essentielles. Dans le passé, on avait vu bien des armées battre en retraite parce que les hommes ignoraient pour qui et pour quoi ils combattaient. Dans l’Infanterie Mobile, nous n’avions pas cette faiblesse. Chacun de nous s’était porté volontaire, pour des raisons idéologiques ou personnelles, bonnes ou mauvaises. Nous nous battions parce que nous étions des fantassins, c’est tout. Nous étions des professionnels, liés par l’esprit de corps[5]. Nous étions les Têtes Dures de Rasczak.
Mais nous ne savions pas que nous étions en train de perdre la guerre.
Les Punaises pondaient des œufs. Et elles les gardaient en réserve. Ils éclosaient au fur et à mesure des besoins. Quand un soldat était abattu – ou mille, ou dix mille – les remplaçants sortaient de l’œuf avant même que nous ayons regagné nos bases. Mais ne croyez pas que seul l’instinct expliquait cela, comme chez les fourmis ou les termites. Non, tous leurs actes étaient dominés par une certaine intelligence et, en vérité, les Punaises étaient mieux coordonnées que nous. De toute façon, les races inintelligentes ne construisent pas d’astronefs.
Il fallait au minimum un an d’entraînement pour qu’un de nos soldats soit en mesure de se battre. Chez les Punaises, le soldat sortait pour ainsi dire tout équipé de son œuf.
Mathématiquement, un fantassin tué pour mille Punaises, cela représentait une victoire absolue des Punaises. Ainsi, nous apprenions à nos dépens l’efficience du communisme total chez une race qui s’y était adaptée par son évolution. Sans doute aurions-nous dû être avertis par les problèmes que l’hégémonie chinoise avait causés à l’Alliance anglo-russo-américaine, mais il en est ainsi des « leçons de l’Histoire »: on les assimile beaucoup mieux quand on s’est cassé la figure.
Maintenant, nous commencions à assimiler, par exemple. Nous savions distinguer les soldats des ouvrières. Si on avait le temps de bien les examiner, on remarquait une petite différence dans la forme de la carapace. Mais il y avait un truc plus rapide : si la Punaise fonçait sur vous, c’était un soldat. Il était inutile de gaspiller les munitions, comme au début, sur les Punaises ouvrières. On ne tirait même sur les soldats que pour se défendre. Ce qui comptait, c’était de trouver un trou et d’y larguer une bombe à gaz qui explosait après plusieurs secondes de chute, répandant un liquide huileux qui s’évaporait progressivement en un gaz toxique pour les Punaises et plus lourd que l’air. On terminait la petite opération avec une grenade à haute puissance qui scellait le trou. Et on continuait.
Nous ne savions toujours pas si nous frappions assez profond pour avoir les reines mais, en tout cas, cette nouvelle tactique n’avait pas l’air de plaire aux Punaises. Nous le savions par les renseignements des Squelettes. Et puis, c’est comme ça que nous sommes venus à bout de leur colonie de Sheol.
Pour nous autres Têtes Dures, la différence n’était pas énorme. Ce n’était qu’une arme de plus qu’il fallait utiliser, mais les opérations n’avaient pas changé. On tombait du ciel et on fonçait, par bonds, selon le plan prévu.
Une capsule larguée est une capsule perdue et, régulièrement, nous retournions sur Sanctuaire pour nous réapprovisionner. Même avec les générateurs Cherenkov qui nous permettaient de faire le tour de la galaxie, nous ne pouvions nous couper de notre base, sous peine d’être à court de capsules.
Nous avions justement mis le cap sur Sanctuaire quand arriva le message qui confirmait la nomination de Jelly au grade de lieutenant, en remplacement de Rasczak. Il fit de gros efforts pour ne pas rendre la chose publique mais le capitaine Deladrier fit publier sa nomination et le pria de bien vouloir prendre ses repas au mess de proue, avec les autres officiers.
Nous avions déjà sauté plusieurs fois avec lui. Nous regrettions encore le Lieutenant mais nous nous étions habitués à Jelly. Quand il eut reçu sa nomination, on se dit qu’il était temps pour nous de changer de nom.
C’était Johnson le plus ancien. Il fut chargé de faire part de notre requête à Jelly, mais il me captura au passage pour lui soutenir le moral.
— Ouais ?… grommela Jelly à notre arrivée.
— Eh bien, mon adjud… mon lieutenant, nous nous sommes dit…
— Quoi donc ?
— Ma foi, les gars en ont parlé entre eux et ils pensent comme ça… ils pensent que l’unité devrait s’appeler : Les Jaguars de Jelly.
— Vraiment ? Et combien ont voté pour ça ?
— L’unanimité, dit simplement Johnson.
— Cinquante-deux oui… et un non. Le non l’emporte, dit tranquillement Jelly.
Plus personne ne revint jamais sur ce sujet.
Quelque temps après, nous nous mettions en orbite autour de Sanctuaire. C’était bon après les deux jours d’apesanteur auxquels nous avions eu droit pendant que l’Ingénieur en Chef bricolait sur le générateur de pseudo-gravité. J’avais l’apesanteur en horreur, mais je savais que je ne serais jamais un véritable homme de l’espace. J’aimais la sensation d’un sol bien dur, bien stable sous mes pas. Toute notre section eut droit à dix jours de permission de détente et fut transférée dans les baraquements de la Base.
Toujours à cause de la loi du secret (on ne peut pas révéler ce qu’on ne sait pas) j’ignorais les coordonnées de Sanctuaire ainsi que de numéro NGC de son soleil. Ces détails galactographiques étaient pour nous ultra-secrets et ne pouvaient être connus que des pilotes, navigateurs et capitaines de vaisseaux. Je suppose qu’ils étaient pour leur part hypno-conditionnés pour le suicide en cas de capture. Je ne souhaitais pas en savoir plus, de toute manière. Luna tomberait peut-être bientôt et la Terre pouvait être occupée. La Fédération regroupait l’essentiel de ses moyens sur Sanctuaire pour que la chute du berceau de l’humanité ne signifie pas la capitulation.
Il faut que je vous parle de Sanctuaire. Un monde très semblable à la Terre mais plus primitif. Pour les planétologues, Sanctuaire a le même âge que la Terre, une atmosphère similaire et presque aussi dense, à peu près les mêmes climats, une faune et une flore importantes. Pour les astrophysiciens, le soleil de Sanctuaire est du même type que celui de la Terre et presque du même âge. Il n’y manque même pas une lune de dimensions honorables pour provoquer des marées comparables à celles du Pacifique.