Malgré tous ces avantages, Sanctuaire n’a guère parcouru que quelques centimètres sur le chemin de l’évolution. A cause de l’absence de mutations. Car voici la différence : Sanctuaire ne connaît pas le taux exceptionnel de radiations naturelles de la Terre.
La plus typique et la plus développée des formes de vie végétale est une fougère géante très primitive. Le sommet du règne animal est un proto-insecte qui n’a encore développé aucune colonie. Je ne parle pas de la faune et de la flore importées. Les espèces terrestres progressent librement sur Sanctuaire, sans la moindre résistance.
Le taux anormalement bas des mutations freinant l’évolution sur la planète, les formes de vie locales ne sont pas en état de lutter. Les schémas génétiques sont demeurés trop longtemps immuables pour permettre l’adaptation. Cela s’est passé comme dans une énorme partie de bridge où les joueurs, pendant des siècles, auraient toujours eu la même main.
Cela n’avait eu aucune importance aussi longtemps que les espèces locales s’étaient affrontées les unes les autres. Mais lorsque des formes de vie issues d’une planète baignée de radiations étaient apparues, la compétition avait été dès le départ inégale.
Tout ce que je viens de rapporter est élémentaire pour n’importe quel étudiant en biologie. Mais le cerveau de la station de recherche qui m’expliquait la situation souleva un point qui ne m’était pas apparu : qu’en était-il alors des humains qui avaient colonisé Sanctuaire ? Non pas les hommes de la Terre et d’ailleurs qui faisaient escale, comme moi, mais ceux qui avaient vécu sur Sanctuaire, qui y étaient nés et dont les descendants vivaient et vivraient encore ici jusqu’à la Nième génération… Que deviendraient-ils ? Bien sûr, ça ne fait de mal à personne de ne pas être bombardé en permanence par des radiations. C’est même plus sain. Sur Sanctuaire, la leucémie et pas mal de types de cancer sont inconnus. Et sur le plan du développement économique, ils ont quelques avantages. Lorsqu’ils sèment du blé, ils n’ont même pas besoin de désherber. Le blé conquiert son territoire tout seul, et rien ne lui résiste.
Mais les descendants des premiers colons de Sanctuaire n’évolueront jamais. L’homme de la station me dit que quelques mutations mineures pourraient être provoquées par d’autres agents que les radiations, qu’il fallait compter aussi avec l’apport de sang nouveau à chaque immigration et aussi sur la sélection naturelle au niveau des gènes. Mais jamais Sanctuaire n’approcherait le taux d’évolution de la Terre et de la plupart des autres planètes. Alors ? Les colons resteraient-ils figés dans le temps, immuables, tandis que la race humaine, poursuivant son évolution, les laisserait loin en arrière, véritables fossiles vivants ?
Pour assurer leur descendance, ils pouvaient bien sûr se soumettre quotidiennement aux rayons X et même déclencher quelques explosions nucléaires afin d’établir un véritable réservoir de retombées radioactives dans l’atmosphère, c’est-à-dire accepter le danger immédiat de l’irradiation, se sacrifier en quelque sorte pour assurer le destin génétique de leur race.
Pour l’homme de la station, il était probable qu’ils ne feraient rien. La race humaine, disait-il, était trop individualiste, égocentrique, pour se soucier ainsi des futures générations. L’appauvrissement génétique par l’absence de radiations n’était pas un concept immédiat. Pour les actuels colons, la menace était vague, lointaine, à des milliers d’années dans le temps.
J’ignore ce qu’il en sera du destin de Sanctuaire. Ce que je sais c’est que ce monde sera colonisé à 100 pour cent, que ce soit par nous ou par les Punaises. Ou bien par une autre race. C’est une utopie réalisable, si l’on veut. Les mondes habitables sont rares dans cette région de la galaxie et il n’est pas concevable de laisser Sanctuaire à des formes de vie primitives qui ne peuvent franchir la barrière de l’évolution.
D’abord, c’est une très belle planète, peut-être même plus agréable que la Terre pour y passer quelques jours de détente. Les civils qui y sont nombreux, plus d’un million, ne sont pas d’un commerce désagréable pour des civils. Ils savent que nous sommes en état de guerre. Plus de la moitié d’entre eux travaillent à la Base ou dans l’industrie de guerre. Les autres ravitaillent la Flotte et l’on peut dire qu’ils ont une part d’intérêt dans la guerre. Mais, quelles que soient leurs raisons, ils respectent l’uniforme. Et puis, pour la moitié, ils sont du sexe féminin.
Il faut avoir passé des semaines d’espace pour vraiment apprécier ça. Il faut avoir attendu en vibrant les jours de garde où l’on avait droit au privilège délicieux de passer deux heures sur six devant la cloison N° 30 avec la chance, si l’on ouvrait tout grand ses oreilles, d’entendre le son d’une voix féminine. Je suppose que sur les vaisseaux totalement mixtes, ce n’est pas la même chose.
En plus des femelles civiles de Sanctuaire, 40 pour cent des employés du Service Fédéral étaient du sexe féminin.
A ces statistiques plutôt prometteuses, il fallait ajouter que tout avait été organisé, sur Sanctuaire, pour que les permissions soient vraiment des séjours de détente. Tous les civils participaient à cet effort.
L’avenue Churchill, qui allait de la Base à la ville, était bordée d’établissements dont la spécialité était de débarrasser le soldat de son argent. L’opération se faisait sans souffrance, en musique et avec de la compagnie. Mais si vous réussissiez à éviter ces pièges et à garder un peu de monnaie, la ville elle-même vous réservait d’autres découvertes. On y trouvait des filles, bien sûr, mais d’autres plaisirs aussi. L’ensemble de la population, en fait, semblait avoir fait d’Espirito Santo, la capitale, un vaste centre social à la manière de celui de Vancouver, mais en plus chaleureux. C’était à tel point que, pendant quelque temps, je songeai à m’installer sur Sanctuaire à la fin de mon service. Peu m’importait que, dans vingt-cinq années, mes descendants n’aient pas les tentacules verts qui seraient l’orgueil de la race humaine. Ce prof de la Station n’avait pas réussi à m’effrayer avec cette histoire de radiations. En regardant autour de moi, je ne pouvais m’empêcher de penser que l’humanité avait atteint le sommet de son évolution.
Pour en revenir aux divertissements variés offerts par Espirito Santo, je me souviens avec un plaisir particulier de certaine soirée où toute une tablée de Têtes Dures s’était lancée dans une discussion amicale avec une tablée de types de la Marine (qui n’appartenaient pas au Rodger Young). Le débat était animé, un peu bruyant, peut-être. La police de la Base dut y mettre un terme à coups de tétaniseurs. Il fallut payer la casse mais nous n’eûmes pas plus d’histoires. Pour le commandant de la Base, un soldat en permission de détente avait droit à un petit peu de liberté. L’important, c’était qu’il n’essaie pas une des « trente et une façons de casser du bois ».
Le casernement est à la hauteur. Vous êtes libre de loger à l’hôtel si vous avez de l’argent de trop, mais le casernement est confortable et la nourriture y est bonne. Ce sont des civils qui font la cuisine, vingt-cinq heures par jour. Pas de réveil, pas d’appels. On est vraiment en permission. Ace et moi, nous avions toute une chambre pour nous et on aurait pu se croire à l’hôtel. Un matin, alors que la permission tirait tristement à sa fin, Ace se mit à secouer mon lit :