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— Debout, soldat ! Les Punaises attaquent !

Je lui dis ce qu’il pouvait en faire, mais il insista :

— Allez ! Lève-toi !

— … sors pas. Fauché…

La veille au soir, j’avais rendez-vous avec une ravissante chimiste de la Station de Recherche. Elle avait fait la connaissance de Carl sur Pluton et il m’avait écrit pour me dire qu’elle était affectée sur Sanctuaire et que si jamais… Elle était mince, elle était rousse, et elle avait des goûts de luxe. Je soupçonnais Carl de lui avoir laissé entendre que j’avais pas mal d’argent. Pour cette raison, sans doute, elle avait brusquement décidé que l’occasion était idéale pour goûter au champagne local. Je ne pouvais pas démentir Carl en avouant que je n’avais que ma solde pour me défendre. Je lui offris donc le champagne et me contentai d’un jus d’ananas, qualifié de « frais », mais qui ne l’était pas. J’avais dû regagner le casernement à pied, les taxis n’étant pas gratuits. Mais je n’étais pas mécontent de cette soirée. Après tout, qu’est-ce que l’argent ?

— Ne t’en fais pas, me dit Ace. J’ai des réserves. J’ai eu de la veine, hier. Je suis tombé sur un type de la Marine qui ne savait pas très bien calculer.

Je me suis donc levé, rasé, douché et on a avalé en vitesse quelques œufs, des pommes de terre sautées, du jambon, des cakes, etc.

Il faisait plutôt chaud sur l’avenue Churchill. Nous nous sommes arrêtés dans une cantina. J’ai essayé leur jus d’ananas. Ce n’en était pas mais c’était frais. On ne peut pas tout avoir.

A la deuxième tournée, j’ai essaye le jus de fraise. Même chose. Ace contemplait le fond de son verre, l’air rêveur. Finalement, il m’a dit :

— Tu n’as jamais pensé à devenir officier ?

— Hein ? Tu te sens bien, vieux ?

— Parfaitement… Ecoute-moi, Johnnie : cette guerre risque de durer encore pas mal de temps. Toute la propagande qu’ils balancent à nos braves Terriens, tu sais comme moi qu’elle n’a rien à voir avec la situation. Les Punaises n’ont pas l’intention de décrocher. Alors, pourquoi n’essaies-tu pas de grimper un peu plus haut ? Comme on dit, dans un orchestre, il vaut mieux tenir la baguette que la grosse caisse.

Venant de Ace, ce discours me sidérait.

— Et toi ? Pourquoi tu ne tentes pas le coup ?

— Moi ? Allons, petit, vérifie tes circuits. Ça ne va pas, ton visuel… Je n’ai pas d’éducation et j’ai dix ans de plus que toi. Toi, tu en as assez dans la tête pour te présenter aux examens. Ton Q.I. leur plaira. Je te parie que si tu te rengages, tu seras adjudant avant moi… et que tu te retrouveras dans le peloton d’officiers le lendemain !

— Je suis sûr que ça ne va pas dans ta tête, Ace !

— Ecoute ton petit père… Ça me fait mal au ventre de te le dire, mais tu es assez sincère, stupide et courageux pour être le genre d’officier que les gars suivent n’importe où. Moi… eh bien, moi, je suis né pour être sous-off, avec juste ce qu’il faut de pessimisme pour refroidir l’enthousiasme des types comme toi. Un jour, je me retrouverai adjudant. Quand j’aurais mes vingt ans de service, je me prendrai un des jobs de la réserve. Flic, peut-être… J’aurai une bonne épouse bien grassouillette qui aura aussi mauvais goût que moi. Je m’intéresserai au sport, j’irai à la pêche et je claquerai tranquillement. Mais toi… Toi, tu resteras dans l’Armée, tu prendras du galon et tu mourras glorieusement. Je lirai le résumé de ta carrière, un jour, et je dirai fièrement : j’ai connu ce gars-là. On était caporaux ensemble. Je lui prêtais de l’argent quand il était fauché… Tu ne me crois pas ?

— Je n’y ai jamais réfléchi, Ace… Tout ce que je veux, c’est faire mon temps de service.

Il eut un sourire amer.

— Le temps de service, hein ? Tu as assisté à un départ de rapatriés aujourd’hui ? Tu crois vraiment en avoir pour deux ans ?

Il marquait un point, là. Aussi longtemps que la guerre se poursuivait, le « temps de service » ne correspondait à rien. Il n’avait pas de fin.

— Ça sera peut-être plus de deux ans, dis-je, mais la guerre ne peut pas durer éternellement, non ?

— Crois-tu ?

— Impossible !

— J’aimerais en être sûr. Personne ne me dit rien. Mais ce n’est pas ça ton problème, Johnnie… Tu as une fille qui t’attend ?

— Non… J’en avais une mais… Elle m’a écrit récemment une lettre qui commençait par « Cher Johnnie »… tu vois.

C’était un mensonge bien mineur et purement décoratif. Mais c’était le genre de réponse que souhaitait Ace. Evidemment, Carmen n’avait jamais attendu personne, mais elle m’écrivait des lettres qui commençaient par « Cher Johnnie », très rarement, je dois le dire.

Ace hocha la tête.

— Ça se passe toujours comme ça, Johnnie. Les filles feraient aussi bien d’épouser tout de suite des civils. Mais ne t’en fais pas trop, fiston : quand tu rentreras, tu en trouveras des tas prêtes à t’épouser. Et tu seras assez âgé pour savoir comment le prendre… Je vais te dire : le mariage, c’est un désastre pour l’homme jeune, et une bénédiction pour l’homme mûr. (Il plongea son regard dans mon verre :) C’est vraiment écœurant de te voir boire cette saleté.

— La tienne me fait le même effet.

Il a eu un haussement d’épaules :

— Comme tu dis : il en faut pour tous les goûts. Mais réfléchis à ce que je t’ai dit.

— Promis.

Ace ne tarda pas à se lancer dans une partie de cartes. Il me prêta un peu d’argent et je me mis à flâner. J’avais sérieusement besoin de réfléchir.

Soldat de carrière, moi ? Il ne s’agissait pas seulement de devenir officier. Est-ce que je voulais sérieusement rester dans l’Armée ? Si j’étais là, après tout, c’était pour obtenir ma franchise de citoyen, non ? Si je choisissais de faire carrière, c’était comme si je ne m’étais jamais engagé. L’uniforme vous interdisait le droit de vote. C’était normal, bien sûr. Si les Têtes Dures votaient, il y aurait toujours un ou deux crétins pour se prononcer contre le prochain saut. Impossible.

Mais je m’étais engagé pour avoir le droit de vote.

J’en étais certain, mais est-ce que je pouvais le jurer ?

Le vote était-il aussi important que cela à mes yeux ? Non, il s’agissait plutôt du statut de citoyen. C’était une question de prestige… et d’orgueil.

Ou bien ?…

Mais je n’allais pas passer le reste de mon existence à essayer de me rappeler pour quelles raisons je m’étais engagé.

Et puis, le seul droit de vote ne suffisait pas à faire d’un homme un citoyen. Le Lieutenant, par exemple, avait été un citoyen, un vrai, au plus noble sens du terme. A chaque saut, c’était comme s’il avait mis un bulletin dans l’urne. En se battant, il avait voté.

Et moi aussi !

Je pouvais presque entendre la voix du colonel Dubois : « La citoyenneté est une attitude, un état d’esprit, la conviction émotionnelle que le tout est plus grand que la partie… et que la partie doit éprouver de la fierté à se sacrifier pour que le tout survive. »

Je ne savais toujours pas si je désirais sincèrement « placer mon corps mortel entre le foyer que j’aimais et les ravages de la guerre » (je tremblais encore à chaque opération et ces « ravages » me semblaient toujours aussi redoutables), mais, au moins, je comprenais de quoi M. Dubois avait voulu nous parler. J’appartenais à l’Infanterie Mobile tout comme elle m’appartenait. Le patriotisme était un concept un tantinet ésotérique pour moi. Mais l’Infanterie Mobile était réelle. Elle était comme ma famille. J’y avais trouvé autant de frères que je n’avais jamais eus et chacun d’eux m’était plus proche que Carl ne l’avait été. Si je quittais l’Infanterie, je serais seul, abandonné.