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— Bien, père. Très bien, jusqu’ici.

Je songeais que la situation n’était pas aussi sombre que je l’avais jugée dans le premier instant. Père serait plus en sûreté chez les Têtes Dures que dans n’importe quelle autre unité. Et j’avais des amis… Ils veilleraient sur lui. Il fallait que je me débrouille pour avertir Ace. Je savais très bien que père ne dirait pas que j’étais son fils.

— Père, demandai-je, depuis combien de temps t’es-tu engagé ?

— Un peu plus d’une année, Johnnie.

— Et tu es déjà caporal !

Il eut un sourire crispé.

— Tu sais bien qu’ils vont vite en besogne, ces temps-ci.

Je n’insistai pas. Oui, c’était vrai. Il fallait compter avec les pertes. La formation des recrues ne suffisait pas à combler les brèches.

— Mais, père, tu es… Je veux dire, est-ce que tu n’es pas trop âgé pour l’Infanterie ? Je veux dire que la Marine ou l’Intendance…

— C’est l’Infanterie Mobile que je voulais, et je l’ai eue ! Et je ne suis pas plus vieux que bien des adjudants, mon garçon… Ecoute-moi bien : ce n’est pas parce que j’ai vingt-deux ans de plus que toi que je dois me retrouver automatiquement dans une chaise roulante. L’âge a certains avantages, même pour l’Armée.

Il y avait du vrai là-dedans. Je me souvenais très bien que l’adjudant Zim avait toujours donné une première chance aux aînés, quand nous étions encore des bleus. Et j’étais certain que Père n’avait pas commis la moindre faute durant la période d’entraînement. Pas question de fouet pour lui. En fait, il avait dû être classé comme sous-officier potentiel avant même d’atteindre le brevet. L’Armée avait besoin d’hommes mûrs pour les grades moyens. Son organisation paternaliste l’exigeait.

Il était inutile que je demande à père pourquoi il avait choisi l’Infanterie Mobile et pourquoi il était affecté précisément au Rodger… Pour moi, c’était le plus grand compliment qu’il m’eût jamais fait. Quant à la raison principale qui l’avait amené à cette décision… je connaissais la réponse : Mère… Ni l’un ni l’autre nous n’en avons parlé.

— Et toi, dis-je brusquement. Qu’as-tu fait ? Ou as-tu traîné tes guêtres ?

— Je me suis d’abord retrouvé au Camp San Martin.

— Ah bon ?… Et Currie ?

— San Martin est nouveau. Mais on y a droit aux mêmes bons vieux exercices, je suppose. La seule différence, c’est qu’il faut gagner deux mois sur le programme. Pas question de dimanches. J’ai demandé le Rodger Young une première fois, mais sans succès. J’ai été affecté aux Volontaires de McSlattery. Une très bonne unité.

— Oui, j’en ai entendu parler.

C’est vrai qu’ils avaient une bonne réputation. Des méchants, presque aussi bons que les Têtes Dures.

— Je dirais plutôt que c’était une bonne unité, Johnnie. J’ai fait pas mal de sauts avec eux, on a eu des pertes et, après quelque temps, j’ai eu droit à ça… (Il montra ses galons :) Je venais d’être nommé caporal quand on a sauté sur Sheol…

— Sheol ? Mais j’y étais aussi, père !

— Je sais. Tout au moins, je savais que ton unité était engagée dans l’opération. Nous étions à une centaine de kilomètres au nord, si je ne me trompe pas. On a repoussé cette contre-attaque, quand ils ont surgi du sol comme des milliers de fourmis… (Il haussa les épaules :) Quand tout a été terminé, j’étais toujours caporal mais je n’avais plus assez d’hommes pour faire un peloton. Alors, ils m’ont envoyé ici. Normalement, j’étais muté dans les Kodiaks de King, mais je me suis un peu engueulé avec l’adjudant chargé des affectations. Et puis, tu es le premier à le savoir, le Rodger Young a un caporal à remplacer.

— Tu t’es engagé quand, père ?

Ce n’était pas la question à poser. Mais je voulais à tout prix ne plus revenir sur le sujet des Volontaires de McSlattery. On ne parle plus de sa famille à un orphelin.

— Un peu après Buenos Aires, a dit mon père, calmement.

— Je comprends…

Pendant plusieurs secondes, nous sommes restés silencieux. Puis il a ajouté, doucement :

— Je ne suis pas certain que tu comprennes, mon fils.

— Père ?…

— Eh bien… ce n’est pas facile à expliquer. La mort de ta mère a eu une importance énorme pour moi mais… je ne me suis pas engagé pour la venger, vois-tu. C’est surtout pour toi…

— Moi ?

— Oui, pour toi, mon fils… J’ai toujours mieux compris ce que tu faisais que ta mère. Personne ne peut lui en vouloir. Un oiseau ne sait pas ce que c’est que nager, n’est-ce pas ? Et puis, je savais aussi pourquoi tu agissais ainsi, bien qu’aujourd’hui encore je sois certain que tu ne savais pas lire en toi à cette époque. Une part de ma colère provenait d’une espèce de ressentiment que j’éprouvais alors, un ressentiment qui s’expliquait par la certitude que tu accomplissais quelque chose que, tout au fond de moi, j’avais toujours voulu accomplir. Mais ce n’est pas réellement à cause de toi que je me suis engagé, Johnnie. Tu m’as simplement aidé à prendre ma décision et, surtout, à choisir l’arme dans laquelle je voulais servir. Tu sais, lorsque tu t’es engagé, je n’étais pas très en forme. Je voyais régulièrement mon hypnothérapeute… Tu ne t’en doutais pas, alors… Le seul résultat auquel nous étions parvenus, remarque bien, c’était le constat de ma profonde insatisfaction. Après ton départ, j’ai mis ça sur ton compte. Mais ce n’était pas vrai. Je le savais, et mon docteur aussi. Je devinais peut-être déjà les ennuis qui nous attendaient, qui sait ? Un mois avant la déclaration d’état d’urgence, on nous a convertis à la production militaire.

» Je me suis senti bien mieux pendant cette période. J’étais beaucoup trop occupé pour voir mon thérapeute. Et puis, je me suis retrouvé avec plus d’ennuis que je n’en avais jamais eu. (Il s’interrompit avec un sourire :) Dis-moi, fils, est-ce que tu connais bien les civils ?

— Je sais en tout cas que nous ne parlons pas la même langue.

— Une bonne définition… Est-ce que tu te souviens de Mme Ruitman ? A la fin de la période d’instruction, quelques jours avant de partir, je suis retourné à la maison. J’y ai vu quelques-uns de nos amis, juste pour leur dire au revoir. Elle était là, bien sûr… Et sais-tu ce qu’elle m’a demandé ? « Alors, vous partez pour de bon ? Ecoutez, si jamais vous faites escale sur Limite, voulez-vous donner le bonjour à mes amis les Regatos ? » Alors, je lui ai dit, aussi gentiment que possible, que ce serait difficile, étant donné que les Arachnides avaient occupé Limite. Mais ça ne l’a pas du tout démontée… Elle m’a répondu : « Oh, pour ça, pas de problème ! Ce sont des civils ! »

— Oui, je vois…

Il avait un sourire amer.

— Mais je brûle les étapes… Je t’ai dit qu’il y a une période où ça allait moins bien que jamais pour moi. Lorsque ta mère est morte, malgré tout l’attachement que nous avions l’un pour l’autre… je me suis senti libéré. J’ai confié toutes mes responsabilités professionnelles à Moralès.

— Le vieux Moralès ? Tu crois qu’il peut s’en sortir ?

— Oui. Il le faut. Nous ne sommes pas les seuls à faire des choses dont nous ne nous croyions pas capables… Je lui ai légué une part des intérêts. Les autres iront aux Sœurs de la Charité… et à toi, si tu reviens et si tu en veux bien. N’en fais pas un problème. Au moins, j’ai trouvé ce qui n’allait pas chez moi. (Il a baissé le ton :) Il fallait que j’accomplisse un acte de foi. Que je me prouve que j’étais encore un homme, et pas seulement un animal à produire et consommer…