A cet instant, avant que j’aie pu répondre, les haut-parleurs ont chanté : «… que brille à jamais le nom de Rodger Young ! Que brille à jamais le nom de Rodger Young ! »
Une voix de femme a ajouté :
— Le personnel est prié de se présenter à bord. Quai H. Départ dans neuf minutes !
Père s’est redressé brusquement. Il a empoigné ses papiers.
— Cette fois, c’est pour moi ! Sois prudent, fiston… mais surtout, réussis ces examens !
— Promis, père !
Il m’a embrassé en hâte.
— On se reverra au retour !
Et il s’est éloigné au pas de course.
Dans l’antichambre du bureau du commandant, le sergent de la flotte ressemblait de façon étonnante au sergent Ho. Il lui manquait même un bras. Mais il lui manquait aussi le sourire du sergent Ho.
— Adjudant Juan Rico. Au rapport du commandant.
Il a jeté un coup d’œil sur l’horloge.
— Votre vaisseau s’est posé il y a exactement soixante-treize minutes, non ?
Alors, je lui ai tout raconté. Il s’est mordu la lèvre et m’a regardé d’un air méditatif.
— J’ai entendu toutes les excuses inscrites dans ce bouquin. Mais vous venez d’écrire une nouvelle page. Vous me dites que votre père, votre propre père, se présente en ce moment même au vaisseau dont vous êtes détaché ?
— C’est la pure vérité, sergent. Vous pouvez vérifier… Caporal Emilio Rico.
— Ici, nous n’avons pas pour habitude de vérifier les déclarations des « jeunes aspirants ». S’il apparaît qu’ils n’ont pas dit la vérité, il en est simplement tenu compte dans leurs notes. Mais un garçon qui ne prendrait pas le temps de revoir son vieux père aurait peu de valeur à nos yeux. N’en parlons plus.
— Merci, sergent. Dois-je me présenter au commandant maintenant ?
— C’est fait. (Il cocha mon nom sur une liste :) D’ici à un mois, peut-être qu’il vous convoquera avec une dizaine d’autres. En attendant, voici vos ordres et votre affectation. Ah oui… commencez donc par enlever ces galons. Mais gardez-les : vous en aurez peut-être besoin plus tard. Mais dorénavant, vous êtes un « monsieur » et plus un adjudant.
Je ne vais pas décrire ici l’Ecole des Elèves Officiers. Elle ressemblait beaucoup à ma première base d’instruction, avec seulement un peu plus de livres. Chaque matin, nous faisions l’exercice comme de simples soldats, escortés par les aboiements des adjudants. L’après-midi, nous étions des « cadets », des « messieurs » et nous suivions des cours portant sur une infinité de disciplines : maths, sciences naturelles, galactographie, xénologie, hypnopédie, logistique, stratégie, communications, droit militaire, cartographie, armes spéciales, psychologie du commandement… tout, depuis la nourriture du jeune soldat jusqu’à la défaite de Xerxès. J’oubliais le plus important : devenir un homme-tempête tout en veillant sur cinquante autres hommes qu’il fallait protéger, commander, utiliser sans jamais les dorloter.
Nous avions des chambres avec douche et des lits confortables que nous ne fréquentions pas assez souvent. Pour quatre cadets, il y avait un civil qui tenait le rôle d’ordonnance, faisait le ménage, cirait les chaussures et entretenait les uniformes. Ce n’était pas un luxe et nul ne le considérait ainsi. Il s’agissait simplement de nous éviter les besognes élémentaires que n’importe quel soldat maîtrise parfaitement pour consacrer l’essentiel de notre temps à des performances impossibles.
Une minute par mois, j’avais un instant pour rêver et je rêvais d’inviter un civil à partager un mois de cette existence de paresse et de beuveries qui est celle du militaire.
Tous les soirs et le dimanche toute la journée nous passions d’un cours à un autre jusqu’à en avoir les yeux brûlants et les oreilles bourdonnantes. Pour les périodes de sommeil (mais était-ce du sommeil ?) nous avions droit à un oreiller hypnopédique qui nous chuchotait d’autres cours.
Nous avions des chants de marche particulièrement entraînants :« No Army for mine, no Army for mine ! I’d rather be behind the plow any old time ![6]», « Don’t make my boy a soldier, the weeping mother cried » ou « Quand un soldat s’en-va-t-en guerre. »
Mais je ne me rappelle pas avoir été vraiment malheureux durant cette période. Sans doute parce que je n’en avais pas le temps. Et puis, il y avait à nouveau cette fameuse « barre » à franchir et la peur permanente d’échouer. J’étais particulièrement mal préparé en maths et ça m’inquiétait sérieusement. Mon compagnon de chambre, un colon d’Hes-perus qui s’appelait avec beaucoup d’à-propos « Angel », me donnait des cours supplémentaires chaque nuit.
La plupart de nos instructeurs étaient des mutilés. Seuls quelques-uns des sous-officiers qui nous entraînaient au combat avaient tous leurs membres, deux yeux et deux oreilles. Et encore… celui qui dirigeait l’entraînement de combat-commando était complètement paralysé à partir du cou. Il portait un col de plastique et se déplaçait dans une chaise roulante. Mais ses yeux et sa langue fonctionnaient très bien et il n’avait pas son pareil pour analyser et critiquer vos fautes.
Les premiers temps, je me demandais pourquoi ces hommes qui, de toute évidence, étaient bons pour la retraite avec pension ne regagnaient pas leur foyer. Puis je cessai de m’interroger à ce sujet.
Je crois que le grand moment de ma formation de cadet fut la visite de l’enseigne de vaisseau Ibanez aux grands yeux noirs, aspirant-pilote à bord de la corvette Mannerheim. Carmencita elle-même, incroyablement mignonne dans la tenue blanche de la Marine Spatiale, toute petite, faisant son apparition à l’heure du rassemblement du soir, au réfectoire. Carmencita longeant la file des cadets, accompagnée par le déclic des yeux, marchant droit sur l’officier de semaine et lançant mon nom, haut et clair.
L’officier de semaine était le capitaine Chandar. Il était douteux qu’il eût jamais adressé un sourire à sa propre mère… mais il sourit à la petite Carmen et admit presque facilement mon existence. Sur quoi, et sur un battement de ses cils immenses, elle lui annonça que son vaisseau s’apprêtait à décoller et qu’elle lui serait infiniment reconnaissante de bien vouloir m’autoriser à dîner à l’extérieur.
Sur ce, je me retrouvai nanti d’une permission de trois heures absolument irrégulière, un exemplaire unique… Sans doute la Marine avait-elle mis au point certaines techniques d’hypnose que Carmencita venait d’essayer sur l’Armée… je ne sais pas exactement. Ou bien s’agissait-il d’une arme plus ancienne ? En tout cas, le résultat fut un des meilleurs moments de mon existence qui correspondit à une hausse sensible de mon prestige auprès de mes camarades de promotion. Cette glorieuse soirée valait bien les deux cours que je dus faire sauter le lendemain. Mais notre bonheur fut quelque peu terni par ce que nous avions appris tous deux : Carl avait été tué sur Pluton, lors du raid des Punaises. Je dis quelque peu parce que nous avions appris à vivre avec de telles nouvelles.
Carmen réussit à me donner un choc quand elle ôta son petit bonnet de marin pendant le repas : il ne restait pas la moindre trace de ses grands cheveux aile-de-corbeau. Bien sûr, je savais que les filles de la Marine se rasaient le crâne, mais j’avais conservé une certaine image de Carmen, une image emplie de cheveux noirs flottant au vent. J’avais moi-même un demi-centimètre de cheveux sur la tête. C’était plus pratique et plus propre. Ça ne m’empêcha pas d’être un peu surpris. Evidemment, pour les filles-pilotes de la Marine, les cheveux longs posaient quelques problèmes en apesanteur.
6
Il s’agit, bien évidemment, de chants très entraînants et très antimilitaristes auxquels le traducteur s’est permis d’adjoindre une chanson d’origine française.