Je dois avouer une chose : une fois que j’eus supprimé ou plutôt effacé cette image mentale qui me restait de Carmen, je la trouvai plutôt jolie ainsi. Sans doute parce qu’elle était assez jolie pour se passer de sa longue chevelure. Et puis, ça la distinguait des filles civiles. C’était un peu comme le crâne d’or des Chats Sauvages. En tout cas, cela lui donnait une certaine dignité et, pour la première fois, je pris conscience, à l’instant où elle m’apparut tête nue, qu’elle était un officier, qu’elle combattait… et qu’elle restait belle.
Je rentrai ce soir-là avec des étoiles plein les yeux et quelques traces de parfum. Elle m’avait embrassé en me quittant.
Le seul cours de l’E.E.O. dont je voudrais citer des extraits est celui de philosophie morale et d’histoire.
J’avais été surpris de le trouver au programme. Pour moi, il n’avait aucun rapport avec les techniques de combat et le commandement d’une section. Il ne porte que sur les raisons de la guerre, et c’est un sujet qui se trouve résolu avant l’E.E.O. Je veux dire qu’un fantassin se bat parce qu’il est un fantassin, parce qu’il appartient à l’Infanterie Mobile.
J’avais décidé que ce cours d’histoire et de philosophie morale n’était destiné qu’à ceux d’entre nous (à peu près un tiers) qui ne l’avaient jamais suivi à l’école. 20 pour cent environ des cadets de ma promotion n’étaient pas originaires de la Terre (l’énorme pourcentage de coloniaux qui s’engageaient me donnait pas mal à réfléchir). Quant aux autres, ils provenaient de territoires où l’histoire et la philo morale n’étaient même pas enseignées. Pour moi, donc, au début, c’était un cours sans histoire qui me permettait de me reposer des autres, ceux dont chaque décimale comptait.
Encore une fois, je me trompais. Ce n’était pas comme au collège. Il fallait réussir. Et pas question d’examens. Evidemment, il y avait des questionnaires, des épreuves… mais pas de notes. Ce qui comptait, c’était l’opinion de votre instructeur. C’était lui qui décidait si oui ou non vous pouviez être officier.
S’il disait non, vous vous présentiez devant un conseil qui déterminait votre avenir, qui délibérait de votre grade aussi bien que de votre retour à la vie civile. Quelles que soient vos performances au combat, on pouvait vous faire subir une nouvelle période d’instruction, vous faire repartir à zéro.
Le cours d’histoire et de philosophie morale fonctionne comme une espèce de bombe à retardement. En général, vous vous réveillez au beau milieu de la nuit et vous vous dites brusquement : « Qu’est-ce qu’il entend donc par là ? » Ça s’était passé comme ça avec M. Dubois. A l’époque, je m’étais demandé ce que l’histoire et la philo morale avaient à faire avec la formation scientifique. Quel était le rapport avec la chimie ou la physique ? Pourquoi ne pas réserver ça aux études fumeuses du type littéraire ?
Mais je ne savais pas que M. Dubois me donnait alors des raisons de combattre qui resteraient valables bien après que j’eus décidé de combattre…
Mais quelles étaient ces raisons ? Est-ce qu’il n’était pas absurde d’exposer mon corps fragile à la violence d’étrangers hostiles ? La solde était maigre, les dangers innombrables et les conditions de travail presque impossibles. Est-ce qu’il ne valait pas mieux demeurer chez moi, tranquillement, et laisser ces bonnes grosses brutes se charger de ce boulot, puisque ça leur faisait tellement plaisir ? Ces étrangers que nous combattions, ils ne m’avaient jamais fait de mal, à moi ! Tout cela était absurde !
Quant à se battre parce qu’on était un fantassin de l’Infanterie Mobile… Seigneur ! Mais nous nous retrouvions comme les chiens de Pavlov ! Non… Laissons tomber et réfléchissons.
Le major Reid, notre instructeur, était aveugle. Il avait une façon de vous mettre mal à l’aise en regardant droit dans votre direction et en vous appelant par votre nom… Nous en étions à l’étude de la période qui avait suivi le conflit entre l’Hégémonie chinoise et l’Alliance russo-anglo-américaine, après 1987… Mais, le jour même, nous avions appris que les Punaises avaient détruit San Francisco et toute la vallée de San Joaquin. Je m’étais dit que le major allait au moins nous en toucher deux mots. Même un civil l’aurait fait. Désormais, c’était les Punaises ou nous.
Mais il ne fît pas la moindre allusion à San Francisco. Au hasard, il choisit l’un des « abrutis » du cours pour résumer le traité de la Nouvelle Delhi et discuter de l’omission du sort des prisonniers de guerre. L’armistice avait oublié les prisonniers d’un camp et libéré ceux de l’autre, leur donnant l’occasion (quand ils le voulaient) de regagner leur foyer à la faveur des désordres.
La victime désignée par le major se lança dans un résumé du sort des prisonniers non libérés, les survivants de deux divisions de paras britanniques et quelques milliers de civils, pour la plupart capturés au Japon, aux Philippines et en Russie et condamnés pour « crimes politiques ».
— … on comptait aussi beaucoup d’autres prisonniers militaires qui, eux, avaient été pris quelquefois avant le début du conflit. On raconte même qu’il y avait des prisonniers d’une guerre antérieure. On ne sut jamais le chiffre exact des prisonniers non libérés. Les meilleures estimations le situent aux alentours de 65 000.
— Les « meilleures » ? intervint le major.
— Euh… je veux dire que c’est l’estimation que donne le texte, major.
— En ce cas, usez d’un langage plus précis. Le chiffre avancé est-il supérieur ou inférieur à 100 000 ?
— Eh bien… je l’ignore, major.
— Tout le monde l’ignore. Etait-il supérieur à 1 000 ?
— Probablement, major. Très certainement.
— Certainement. Le nombre de ceux qui réussirent à s’évader est déjà supérieur. Je vois que vous n’avez pas su lire très attentivement cette leçon. Monsieur Rico !
Maintenant, c’était mon tour.
— Un millier de prisonniers non libérés… est-ce une raison suffisante pour justifier la reprise d’un conflit ?
Je n’hésitai pas une seconde :
— Oui, major. Plus que suffisante.
— Plus que suffisante… Très bien… Et un prisonnier non libéré par l’ennemi, est-ce une raison suffisante pour reprendre les hostilités ?
J’hésitai. Je connaissais la réponse de l’Infanterie Mobile, mais je ne pensais pas que c’était celle que voulait le major.
— Allez, monsieur ! Allez ! dit-il. A la limite supérieure, nous avons ce chiffre de 1 000 prisonniers. Considérons maintenant la limite inférieure… Vous ne régleriez pas une facture dont le montant se situerait « entre une livre et mille livres », n’est-ce pas ? Et une guerre représente une très sérieuse facture. Vous voyez le problème ? Risquer une nation – deux, en fait – pour sauver la vie d’un seul homme… Peut-être n’en est-il pas digne ? Peut-être est-il mort entre-temps ? Chaque jour, des milliers d’êtres humains meurent d’accident… alors, pourquoi se poser un tel problème pour un seul ? Répondez ! Oui ou non… Vous faites attendre toute la classe !
Je me lançai à l’eau. Je lui donnai la réponse du fantassin.
— Oui, major.
— Oui quoi ?