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J’ignorais d’où Clyde Tammany tenait son nom. Jusqu’alors, je le croyais indien.

— Euh… je pense que c’est parce que les électeurs constituent un groupe réduit, conscient de l’importance de ses décisions… et donc de leurs conséquences.

— Je répète que nous avons affaire à une science exacte. Je ne vous demande pas ce que vous « pensez » et, d’ailleurs, ce que vous pensez est inexact. Les nobles au pouvoir dans bien des systèmes anciens représentaient un groupe réduit mais parfaitement conscient de l’importance de son pouvoir. De plus, vous devriez savoir que le pourcentage de citoyens affranchis par rapport à la population adulte ne représente pas forcément une fraction mineure. On en compte 80 pour cent sur Iskander contre moins de 3 pour cent dans certaines nations de la Terre. Pourtant, le gouvernement est bien le même pour tous. Les citoyens qui jouissent du droit de vote ne sont nullement sélectionnés. Ils ne sont pas plus intelligents et ne possèdent aucun talent, aucune formation particulière pour l’exercice de leurs droits souverains. Alors, dites-moi quelle peut être la différence entre vos votants d’aujourd’hui et les gouvernements d’hier ? Mais vous avez assez supposé, pensé, deviné… Je vais vous faire part de l’évidence absolue : dans notre système, chaque votant, chaque fonctionnaire est un citoyen qui a prouvé, en se portant volontaire pour le Service, qu’il plaçait la sauvegarde du groupe au-dessus de la défense de ses intérêts personnels.

» Et c’est bien là une différence essentielle.

» Il peut manquer de sagesse comme de vertus civiques mais sa valeur moyenne est considérablement supérieure à celle de n’importe quel dirigeant des âges passés. (Le major s’interrompit pour effleurer des doigts les aiguilles d’une très ancienne montre :) Nous sommes presque au bout de notre temps et il nous reste à déterminer la raison morale du succès de notre mode de gouvernement. Le succès permanent n’est en aucun cas l’effet du hasard. N’oubliez surtout pas que nous traitons de science et non de rêves. L’univers est ce qu’il est et non ce que nous voulons qu’il soit. Voter, c’est participer à l’autorité. Une autorité suprême dont dérivent toutes les autres… telle que la mienne, par exemple, qui me permet de vous faire souffrir une fois par jour. La puissance, si vous préférez ! La franchise, le droit de cité, c’est la puissance, la puissance pure et simple, celle du Fer et du Feu. Qu’elle soit exercée par dix hommes ou par dix milliards d’hommes, l’autorité politique est la puissance !

» Mais cet univers est fait de dualités conjuguées. Dites-moi, monsieur Rico… quelle est la proposition réciproque de l’autorité ?

— La responsabilité, major.

— Bravo ! Pour des raisons pratiques autant que morales et mathématiquement vérifiables, l’autorité et la responsabilité doivent être égales, sous peine d’un déséquilibre aussi inévitable que l’écoulement du courant entre deux points de potentiels différents. Permettre l’exercice d’une autorité irresponsable, c’est ouvrir la porte au désastre. Rendre un homme responsable de faits qu’il ne peut contrôler, c’est faire preuve d’imbécillité. Les démocraties étaient instables dans la mesure où leurs citoyens n’étaient pas responsables de la façon dont ils exerçaient leur droit souverain d’autorité… si ce n’est par la logique fatale de l’Histoire. Nul n’avait entendu parler de cette unique capitation dont nous nous acquittons. Nul n’avait cherché à déterminer si un citoyen était socialement responsable dans la mesure de son autorité littéralement illimitée. S’il votait l’impossible, il obtenait le désastre possible, et il en était à ce moment-là tenu responsable, et il était détruit en même temps que son temple fragile.

» Notre système, superficiellement, n’est qu’à peine différent des autres. Nous vivons selon une démocratie qui n’est nullement limitée par la race, les croyances, la naissance, la richesse, le sexe ou même les convictions. Un système dans lequel chacun peut obtenir le droit de décision après un temps de Service relativement aisé et, habituellement, de courte durée. Mais la différence, la subtile différence est celle qui sépare un système efficace, fondé sur les faits, d’un système foncièrement instable. La franchise souveraine est la forme ultime de l’autorité humaine et il convient de s’assurer que ceux qui l’acquièrent sont prêts à accepter la forme ultime de la responsabilité sociale, que s’ils désirent participer à la direction de l’Etat, ils sont en mesure de risquer leur existence – et même de la perdre – pour le bien de ce même Etat. Un maximum de responsabilité est ainsi compensé par un maximum d’autorité. C’est le yin et le yang, égaux et parfaits. Mais quelqu’un peut-il me dire maintenant pourquoi nous n’avons jamais connu de révolution contre ce système ? Contrairement à tous les gouvernements qui nous ont précédés ? En dépit de toutes les protestations et plaintes que nous entendons ?

Ce fut l’un des plus anciens qui se décida.

— Major, la révolution est impossible.

— Oui, mais pourquoi ?

— Parce que la révolution, le soulèvement armé, a non seulement pour origine l’insatisfaction mais aussi l’agressivité. Un révolutionnaire doit être capable de se battre et de mourir. Si les éléments agressifs sont les chiens de berger, les moutons ne vous créeront pas d’ennuis !

— C’est assez bien formulé… Je me méfie des images mais celle-ci résume assez bien les faits. Mais apportez une preuve mathématique demain… Il nous reste juste assez de temps pour une question… Mais c’est vous qui allez la poser et j’y répondrai. Alors ?…

— Eh bien, major… Pourquoi… pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ? Pourquoi ne pas obliger chacun à faire son temps de Service pour que tout le monde vote ?

— Jeune homme… est-ce que vous êtes capable de me rendre la vue ?

— Mais… Non… Non, major.

— Pourtant, si vous essayiez, ce serait sans doute plus facile que de tenter de conférer des vertus morales, le sens de la responsabilité sociale, à quelqu’un qui en ignore tout. A quelqu’un qui n’en veut pas, qui rejette cela comme un fardeau insupportable. Et c’est pour cela qu’il est si difficile de s’engager et si facile de démissionner. Au-dessus du niveau familial, ou de celui de la tribu, la responsabilité sociale exige de l’imagination, de la loyauté, du dévouement… Toutes vertus supérieures et qu’un homme ne saurait développer que par lui-même. Essayez de les lui imposer, il les vomira. Bien souvent, dans le passé, les armées étaient constituées de conscrits. Allez donc à la bibliothèque consulter le rapport psychiatrique sur les prisonniers victimes de lavages de cerveaux aux environs des années 50, durant ce que l’on a appelé la « Guerre de Corée », le Rapport Mayer. Nous en ferons l’analyse. (Le major effleura sa montre des doigts :) Vous pouvez disposer.

Avec le major Reid, nous n’avions pas le temps de paresser. Mais nous n’avions pas le temps de nous ennuyer non plus. J’attrapai au vol un de ces devoirs de thèse qu’il distribuait avec tant de facilité. J’avais émis la suggestion que les Croisades différaient de la plupart des guerres. Je fus foudroyé sur place et j’eus droit à la sentence suivante : Devoir : Prouver que la guerre et la perfection morale proviennent du même héritage génétique.

Résumé : Toutes les guerres éclatent à cause de pressions de population. (Oui, même les Croisades, encore qu’il faille étudier les voies de commerce, le taux de natalité et quelques autres éléments pour le prouver.) Toute morale est issue de l’instinct de survie. L’attitude morale est une attitude de survie qui transcende le niveau de l’individu. Ainsi celle du père qui meurt pour sauver ses enfants. Toute pression de population résulte d’un processus de survie aux dépens d’autrui, et la guerre, résultant des pressions de population, procède du même instinct ancestral qui est à l’origine de toutes les règles morales adaptables à l’être humain.