Le quatrième peloton a bourdonné sur le circuit jusqu’à ce que le chef leur rappelle de se décaler par rapport à Jenkins, et le cinquième a suivi automatiquement. Je commençais à peine à me sentir plus à l’aise quand le compte s’est interrompu, après le numéro quatre. C’était dans le peloton de Ace.
— Ace ! Où est Dizzy ?
— Fermez-la ! Numéro six, répondez !
— Six !
C’était Smith.
— Sept !
— Sixième peloton ! a lancé Ace. Flores est manquant. Chef de peloton décroche pour récupération !
J’ai appelé Johnson :
— Un homme manquant à l’appel ! Flores ! Sixième peloton !
— Tué ?
— Je ne sais pas. Le chef de peloton et l’adjoint au chef de groupe décrochent pour récupération.
— Non, Johnnie ! Laissez Ace s’occuper de ça !
Je n’ai pas écouté. Je n’ai pas répondu. Johnson a fait son rapport à Jelly, qui a juré. Il faut bien me comprendre : je ne cherchais pas à décrocher une médaille. C’est le boulot de l’adjoint du chef de groupe de récupérer un gars en difficulté. C’est lui le chasseur, le dernier à rentrer au bercail, celui qu’on peut sacrifier. Les chefs de groupe ont bien assez de boulot de leur côté. Vous avez déjà compris, en fait, que l’adjoint au chef de groupe ne sert à rien aussi longtemps que ce dernier est vivant. Quant à être sacrifié, j’avais l’impression de l’être déjà, comme jamais auparavant, parce que je percevais la plus douce chanson de l’univers, celle de la balise du vaisseau de récupération, la chanson du rappel. La balise est une fusée-robot qui précède l’arrivée du vaisseau, une sorte de fléchette à musique, si vous voulez, qui se plante dans le sol et qui se met aussitôt à diffuser son gentil programme. Le vaisseau arrive immanquablement trois minutes après et, à ce moment-là, vous avez intérêt à être prêt parce que c’est le genre de bus qui n’attend pas à l’arrêt. Et il n’y a pas de service supplémentaire.
Pourtant, on ne laisse jamais tomber un autre fantassin. Jamais, aussi longtemps qu’il subsiste une chance qu’il soit encore en vie. Jamais chez les Têtes Dures de Rasczak. Ni dans aucune autre unité d’infanterie mobile. Quand un type est blessé, on essaie toujours de le ramener.
— Remuez-vous, les gars ! Au pas de course ! Rabattez-vous sur le périmètre de rembarquement !
Et la douce voix de la balise continuait :
— A la gloire éternelle de l’infanterie, que brille à jamais le nom de Rodger Young !
J’avais tellement envie de lui répondre que c’était comme une soif brûlante dans ma gorge.
Mais c’est dans la direction opposée que je suis parti. Droit sur le signal de Ace, en larguant toutes les bombes, pyro-pilules et autres excédents de poids.
— Ace ! Tu as son signal ?
— Bien sûr ! Replie-toi ! Ça ne sert à rien !
— Je t’ai en visuel, maintenant. Où est-il ?
— Droit devant moi. A quatre cents mètres environ. Tire-toi, Johnnie ! Il est à moi !
Je me suis contenté d’obliquer sur la gauche pour rejoindre Ace dans la zone où devait se trouver Flores. Sans lui répondre.
Quand je suis arrivé, Ace était déjà là. Quelques indigènes avaient été grillés et les autres décrochaient. Je me suis posé.
— Il faut le tirer de son scaphandre. Le vaisseau sera là dans quelques secondes !
— Il est trop gravement touché !
C’était exact. Flores avait un trou dans son scaphandre par lequel il perdait son sang. Coincé. Quand on récupère un blessé, on le sort de son scaphandre et on n’a plus qu’à le prendre dans ses bras pour l’emporter. Aucun problème pour le poids : un homme sans son scaphandre pèse moins que toutes les munitions et bricoles qu’on emporte au moment du saut. Mais comme ça…
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On l’emporte, bien sûr, a dit Ace d’un air sombre. Prends-le par son ceinturon, du côté gauche.
A nous deux, on a remis Dizzy sur ses pieds.
— On tient bon ! Et maintenant… On saute ! Je compte : Un… deux !
On a sauté. Pas très bien, pas très haut. Un type seul n’aurait sans doute pas réussi à décoller le scaphandre du sol. A deux, c’était possible. Et on a continué comme ça, en comptant et en nous cramponnant solidement à Dizzy chaque fois qu’on touchait le sol. Son gyroscope avait l’air bousillé.
La balise s’est tue au moment où le vaisseau se posait. Je l’ai aperçu, fichtrement loin. Le sergent de la section a gueulé :
— Préparez-vous à embarquer ! En lignes !
— Attendez ! a lancé Jelly.
On est arrivés à découvert juste à cet instant. Le vaisseau était là-bas, dressé sur ses ailerons, et on pouvait entendre le hululement de la sirène. Les hommes de la section étaient déployés en cercle tout autour, accroupis derrière l’écran qu’ils avaient dressé.
— En lignes, maintenant ! a crié Jelly. A bord… En avant !
On était bien trop loin ! Je voyais les gars du premier peloton qui se mettaient en mouvement et grimpaient à bord et le cercle qui se réduisait d’autant.
Une silhouette en a jailli. Elle venait droit sur nous, à la vitesse d’un scaphandre de commandement.
C’était Jelly. Il nous a cueillis en vol. Il a empoigné la batterie Y de Flores et, à trois, en trois bonds, on était au vaisseau. Bons derniers, mais le sas était encore ouvert. On a plongé à l’intérieur et on a refermé en vitesse pendant que le pilote gueulait qu’on lui avait fait rater son rendez-vous et qu’on était tous cuits. Jelly n’a pas eu l’air d’entendre. Au moment du décollage, on a étendu Flores et Jelly a dit, comme pour lui-même :
— Tous présents, lieutenant. Trois blessés… mais tous présents.
Une chose à dire à propos de Deladrier, le commandant du vaisseau, c’est qu’il n’y a pas de meilleur pilote qu’elle. Un rendez-vous orbital est toujours calculé avec un maximum de précision. Je ne sais pas exactement comment ça se passe mais, en principe, on ne peut pas toucher aux calculs. Impossible.
Mais Deladrier, elle, a réussi. Elle avait vu sur ses écrans que le vaisseau de récupération était en retard et elle a freiné avant de relancer les machines quand il le fallait, à la seconde près. Et elle a réussi le contact comme ça, au jugé, puisqu’elle n’avait pas le temps de consulter les ordinateurs. Si jamais le Tout-Puissant a besoin d’un copilote pour les étoiles de l’univers, je peux lui conseiller quelqu’un de sûr.
Flores est mort pendant le retour.
2
Je n’ai jamais vraiment eu l’intention de m’engager. En tout cas, certainement pas dans l’infanterie ! J’aurais préféré recevoir dix coups de fouet sur la place publique et que mon père me dise ensuite que j’avais déshonoré le prestige familial.
D’accord, je lui avais dit, alors que j’étais en terminale au collège, que j’avais envie de me porter volontaire pour le Service fédéral. Comme tous les garçons à l’approche de leur dix-huitième anniversaire, je suppose. Une semaine me séparait de cet anniversaire quand j’ai décroché mon diplôme. Je suppose aussi que tous les gars à qui vient cette idée s’y attachent quelque temps avant de passer à un autre jouet. Ils vont à l’université ou ils prennent un job, n’importe quoi d’autre. Et je pense que cela aurait pu se passer ainsi pour moi… si mon meilleur copain ne s’était pas entêté à mort dans cette idée de s’engager.