Devant nous, le Premier Régiment venait juste de prendre la relève d’un régiment de la 5e Division.
« Avant », « Arrière », « Flanc droit », « Flanc gauche » n’existent que par référence aux traceurs qui équipent chaque scaphandre de commandement et qui correspondent à la grille du Plan de Bataille. Il n’y avait pas de « front » réel, simplement une zone. Le seul combat se déroulait à ce moment à quelques centaines de kilomètres, arbitrairement sur notre droite et un peu en arrière.
Encore plus loin dans cette direction, à 300 kilomètres peut-être, on devait trouver la deuxième section de la compagnie G du 2e Bataillon du Troisième Régiment, plus connue sous le nom de « Têtes Dures ». Mais mes « Têtes Dures » pouvaient aussi bien être à quarante années-lumière de là. L’organisation tactique ne correspond jamais au Tableau d’Organisation. Tout ce que je connaissais du Plan, c’est qu’un élément appelé « le deuxième bataillon » se trouvait en ce moment sur notre flanc droit, au delà des gars du Normandy Beach. Mais ce bataillon avait aussi bien pu être formé à partir d’une autre division. L’Amiral du Ciel, voyez-vous, ne consulte jamais les pions pour mener sa partie.
De toute façon, ce n’était pas le moment de penser aux « Têtes Dures ». J’avais assez de travail avec mes « Blackies. » Tout se passait bien en ce qui concernait ma section – aussi bien que possible sur une planète hostile. Mais j’avais encore pas mal de boulot avant que le premier peloton de Cunha ait atteint son but. Il fallait :
1. Trouver le chef de section que je relevais.
2. Renforcer les angles et les signaler aux chefs de sections et de pelotons.
3. Entrer en liaison avec les huit chefs de sections qui se trouvaient sur mes côtés et dans les angles. Cinq d’entre eux devaient déjà avoir pris position (ceux du Premier et du Cinquième Régiment) et trois (Khoroshen des « Blackies » et Bayonne et Sukarno des « Voraces ») faisaient mouvement.
4. Répartir mes gars selon les points prévus, aussi vite que possible.
C’était le plus urgent. Le peloton de Brumby, qui venait en dernier, devait se déployer sur le flanc gauche. Le peloton de tête, celui de Cunha, devait, lui, se disperser en oblique, de l’avant vers la gauche, les quatre autres pelotons devant être répartis ailleurs.
C’est un déploiement en carré classique et, dans la chambre de saut, nous l’avions bien répété pour aller aussi vite que possible.
J’appelai :
— Cunha ! Brumby ! Parés pour la dispersion.
— Roger un !
— Roger deux !
— Attention les chefs de groupe ! Avertissez les recrues ! Vous allez passer près des « Chérubins ». Je ne tiens pas à ce qu’on leur tire dessus par erreur !
J’appuyai sur le contact du circuit privé.
— Adjudant ? Vous avez le contact sur la gauche ?
— Oui, mon lieutenant. Ils me voient et ils vous voient.
— Bien. Je ne vois pas de balise sur notre point fixe.
— Elle n’y est plus.
— … Alors guidez Cunha en direct. Même chose pour l’éclaireur de tête… Hugues… qu’il pose une nouvelle balise.
Je me demandai pour quelle raison le Troisième ou le Cinquième n’avait pas remplacé cette balise fixe. Juste sur le coin avant gauche, avec trois régiments groupés.
— Repérage estimé. Vous êtes en 2-7-5, à 20 kilomètres.
— Je vous ai en 9-6, 20 kilomètres à peu près.
— C’est assez près. Je n’ai toujours pas trouvé mon correspondant. Je vais filer vers l’avant. Je vous laisse la boutique.
— Ça ira, monsieur Rico.
J’ai foncé en appelant sur le circuit officier :
— Carré Noir Un ! Répondez Noir Un ! « Chérubins de Chang », vous m’entendez ? Répondez !
Je voulais parler au chef de section que je relevais. Ce n’était pas pour respecter les formes. Non. Ce que j’avais vu ne me plaisait pas du tout.
Les grosses têtes de l’état-major avaient peut-être été un peu optimistes en considérant que nous avions déployé des forces colossales contre une base Punaise réduite et récente. Ou bien les « Blackies » avaient eu droit au seul coin pourri. Je ne savais pas mais, dans les quelques instants qui avaient suivi le débarquement, j’avais repéré une demi-douzaine de scaphandres sur le sol. Ou ils étaient vides ou les hommes étaient morts mais, de toute manière, il y en avait trop.
La projection tactique que j’avais sur mon écran ne me montrait qu’une section en mouvement (la mienne). Ailleurs, je ne discernais que de rares éléments en mouvement, d’autres immobiles. Cela ne correspondait à aucun plan.
J’avais la responsabilité de 1 000 kilomètres carrés de territoire hostile et il fallait absolument que je sache ce qui s’y passait avant que mes pelotons soient trop avancés. Le Plan de Bataille s’appuyait sur une nouvelle tactique plutôt effarante : ne pas boucler les tunnels des Punaises. Blackie nous l’avait exposée en détail comme si ça sortait tout chaud de sa tête, mais je ne crois pas que ça lui plaisait beaucoup.
C’était une stratégie simple, et, je le suppose, logique… à condition de supporter autant de pertes. Laissez les Punaises se montrer et tuez-les en surface. Laissez-les venir. Ne bombardez pas leurs trous, ne les gazez pas. Laissez-les sortir. Au bout d’un jour, deux jours, une semaine, à supposer que nos forces soient vraiment supérieures, les Punaises ne se montreraient plus.
Les stratèges estimaient (ne me demandez pas comment ils étaient arrivés à ce résultat !) que les Punaises sacrifieraient entre 70 et 90 pour cent de leurs soldats avant de renoncer à nous chasser de la planète P.
Alors, commencerait le nettoyage. Il faudrait descendre dans les trous, abattre les soldats survivants et tenter de capturer des « reines » vivantes.
Nous savions à quoi ressemblaient les individus de la caste des cerveaux. Tout au moins morts, et sur les photos : des masses flasques, d’énormes systèmes nerveux avec des pattes vestigielles. Mais personne n’avait jamais vu de « reine ». Les services de la Guerre Biologique en avaient diffusé l’image probable : des monstres obscènes, plus hauts qu’un cheval et incapables de mouvement.
A côté des cerveaux et des « reines » il se pouvait qu’il existât d’autres formes de « dirigeants ». En résumé, il fallait inciter les soldats à monter au massacre, puis capturer ensuite tout ce qui vivait, à l’exception des ouvrières et des soldats.
Logique et très séduisant, sur le papier. Pour moi, cela signifiait que mon rectangle de 30 kilomètres sur 7 était truffé de trous de Punaises non neutralisés. Il fallait les repérer un par un.
S’il y en avait trop… ma foi, accidentellement, quelques-uns risquaient de se retrouver bouchés à la grenade. Mes gars pourraient se concentrer sur les autres. Un fantassin en scaphandre peut couvrir un sacré territoire, c’est vrai. Mais il ne peut pas être partout à la fois.
J’étais maintenant à plusieurs kilomètres en avant du premier groupe. J’appelais sans cesse et sans succès le chef de section ou n’importe quel officier appartenant aux « Chérubins » en donnant le code de ma balise de transmission : dah-di-dah-dah !
Pas de réponse.
Finalement, c’est mon propre chef qui me répondit :
— Johnnie ! Arrête ton boucan ! Réponds-moi sur le circuit privé.
La voix sèche, il m’ordonna de ne plus chercher à entrer en contact avec le chef des « Chérubins » pour Carré Noir Un. Il n’y en avait plus. Peut-être restait-il encore un sous-officier vivant quelque part, mais la chaîne du commandement avait été rompue.
Le règlement, bien sûr, prévoit le décalage automatique. Mais il arrive que ce soit impossible. Par exemple lorsque plusieurs maillons de la chaîne sont détruits simultanément. Le colonel Nielssen m’avait averti à ce propos, dans le lointain passé… un mois auparavant…