Je n’entendais que leurs respirations, comme un immense et lointain ressac. Blackie ne s’était pas trompé. Ma section était « réglée comme un violon ».
Ils n’avaient pas besoin de moi ! Je pouvais aussi bien rentrer. Les hommes feraient leur travail.
Et peut-être mieux encore…
Je n’étais pas certain d’avoir eu raison en refusant de détacher Cunha au cratère. S’il y avait du grabuge là-bas, les excuses que j’avais données en m’appuyant sur les « règlements » devenaient sans valeur. Si vous êtes tué, ou si vous faites tuer quelqu’un « dans le respect du règlement », ça ne change guère les choses.
Je me demandai soudain si les Têtes Dures n’avaient pas un poste de sergent vacant.
Pour la plus grande part, Carré Noir Un était aussi plat que la prairie du Camp Currie et plus dénudé encore. Ce qui était tout aussi bien. Nos chances de repérer les Punaises en étaient augmentées. Nous étions très dispersés. Six kilomètres d’intervalle entre les hommes et six minutes entre chaque balayage, c’était le maximum auquel nous pouvions parvenir. Ça n’était pas assez. Ça signifiait qu’un point du terrain échappait à l’observation pendant trois ou quatre minutes… et les Punaises sont capables de creuser un trou en moins de temps que cela.
Le radar peut voir plus loin que l’œil, mais avec moins de précision.
Et nous ne pouvions courir le risque d’utiliser des armes à longue portée. Les hommes étaient dispersés un peu partout. Si une Punaise se montrait, il fallait se dire que, pas très loin derrière, il y avait un fantassin. Nos armes étaient donc de portée et de puissance limitées. Seuls les officiers et les adjudants de section portaient des fusées. Mais nous n’avions pas du tout l’intention de les utiliser. Les fusées, quand elles manquent le premier objectif, ont une fâcheuse tendance à continuer, à s’entêter… et comme elles ne savent pas distinguer un ami d’un ennemi… Leur petit crâne de métal ne contient pas beaucoup de cervelle.
J’aurais tant aimé nettoyer toute cette zone avec une seule vague de fantassins en sachant que tout ce qui pouvait se trouver devant nous était ennemi.
Mais je ne perdis pas mon temps à me lamenter. Je filai droit sur ce cratère d’angle en observant le sol et en surveillant mon écran-radar. Je ne trouvai pas trace d’un seul trou de Punaise mais, à un moment, je passai au-dessus d’une sorte de canyon qui pouvait en cacher quelques-uns. Je ne m’arrêtai pas pour voir. Je donnai les coordonnées à mon adjudant et lui demandai d’envoyer quelqu’un.
Ce cratère était encore plus vaste que sur mon écran. Le Tours aurait pu y tenir. Je mis mon compteur de radiations en lecture directionnelle, explorai le fond et les flancs : rouge, bien au delà de la normale. Très malsain, même pour un homme en scaphandre. Je pris les mesures de diamètre et profondeur par mon télémètre de casque, puis je me mis en quête d’orifices éventuels.
Je n’en trouvai pas mais je tombai sur des guetteurs appartenant aux sections voisines des Premier et Cinquième Régiments. Je redistribuai les secteurs pour que, en cas d’alerte, les trois sections puissent intervenir, le boulot de cohésion étant assuré par le premier lieutenant Do Campo, des « Chasseurs de Têtes », qui se trouvaient sur notre gauche. Puis je renvoyai le caporal de Naidi et la moitié de son peloton (recrues y compris) vers la section. Ensuite, je fis mon rapport au boss et à mon adjudant de section.
— Capitaine, dis-je à Blackie. Nous n’enregistrons aucune vibration. Je vais descendre là-dedans et essayer de trouver des trous. D’après mes mesures, je n’encaisserai pas assez de radiations pour…
— Fiston, reste hors de ce cratère !
— Mais, capitaine, il s’agit simplement de…
— Ferme ça ! Tu ne pourrais rien apprendre d’utile.
— Bien, capitaine.
Les neuf heures qui suivirent furent mortelles. On nous avait préparés pour une opération de quarante heures (deux révolutions de la planète P). Sommeil commandé, élévation du taux de glucose, endoctrinement hypnotique. Les scaphandres, évidemment, pourvoient aux besoins personnels. Ils ne sont pas prévus pour d’aussi longues opérations et chaque homme avait reçu des unités énergétiques supplémentaires ainsi que des cartouches d’air comprimé. Mais sans action, l’ennui s’installe et, alors, une patrouille n’est pas à l’abri d’une faute.
Cunha et Brumby se relayaient dans le rôle d’adjudant, ce qui permettait au chef de section et à son adjudant de patrouiller alentour.
Je faisais ce qui me venait à l’esprit pour maintenir le moral. Je donnai l’ordre de varier constamment le déplacement des patrouilleurs, pour que les hommes n’explorent jamais le même secteur. Après en avoir discuté avec mon adjudant, j’annonçai des points de récompense pour le premier trou repéré, la première Punaise abattue, etc. C’était de pauvres astuces de bleu mais ça tenait les hommes en éveil.
Puis nous eûmes droit à la visite d’une unité spéciale. Trois ingénieurs de combat à bord d’un engin terrestre, qui escortaient un « senseur spatial », un représentant des « talents spéciaux ». Blackie m’avait prévenu.
— Tu assures leur protection et tu leur donnes ce qu’ils te demanderont.
— Bien, capitaine. Et que veulent-ils ?
— Comment puis-je le savoir ? Mais si le major Landry te demande ta peau, tu la lui donnes. Vu ?
— Vu, capitaine. Le major Landry.
J’avais passé le mot, mis en place des sentinelles supplémentaires.
J’étais intrigué. Je n’avais jamais vu un « talent spécial » au travail sur le terrain. Le véhicule se posa sur notre flanc arrière droit. Le major Landry et les deux officiers portaient des scaphandres et ils étaient armés de lance-flammes. Mais le « talent spécial » était sans arme et il ne portait qu’un simple masque à oxygène. Il n’y avait pas le moindre insigne sur sa tenue de combat et il arborait une expression d’ennui absolu. On ne nous présenta pas.
Il me donna tout d’abord l’impression d’un adolescent de seize ans… jusqu’à ce que je découvre les rides autour de ses yeux fatigués.
Il enleva son masque à oxygène et, horrifié, je plaçai mon casque contre celui du major Landry.
— Major ! L’air, par ici, est terriblement radioactif… Et nous avons été avertis que…
— Taisez-vous ! dit le major. Il connaît son travail.
J’obéis. Le « talent spécial » s’avança de quelques pas. Il se retourna. Il avait fermé les yeux et semblait perdu dans ses pensées. Il les rouvrit soudain et lança sur un ton nerveux :
— Comment peut-on me demander de travailler avec tous ces gens stupides qui sautent de tous les côtés ?
D’une voix crispée, le major Landry me dit :
— Bloquez votre section.
Je faillis protester. Puis je passai sur le circuit général.
— Première section… Au sol !
J’eus une pensée admirative pour le lieutenant Silva en percevant l’écho de mon ordre et pas le moindre murmure.
Je demandai :
— Major, est-ce qu’ils peuvent se déplacer au sol ?
— Non. Taisez-vous !
Le « senseur » grimpa à bord du véhicule et remit son masque à oxygène. Il n’y avait pas de place pour moi mais on m’invita – ou plutôt : on m’ordonna – de m’accrocher comme je pourrais pour participer à la balade. Trois kilomètres plus loin, le « senseur » a de nouveau enlevé son masque et il a fait quelques pas. Puis il a prononcé quelques mots à l’intention des ingénieurs de combat. Ils ont hoché la tête et griffonné quelques notes.