Au collège, Carl et moi, nous avions toujours tout fait ensemble. On avait fait la cour aux mêmes filles, on avait eu les mêmes rendez-vous. On se retrouvait toujours dans les mêmes débats et, ensemble, on tripotait les électrons dans son labo. L’électronique théorique, ça n’était pas tellement mon domaine, mais je me débrouille assez bien avec un fer à souder. Alors, Carl donnait les idées et moi je les appliquais. On a passé de bons moments, dans ce labo. D’ailleurs, on n’avait que des bons moments. Les parents de Carl n’avaient pas autant d’argent que les miens, mais ça ne créait pas de réelle différence entre nous. L’héli Rolls que mon père m’avait offert pour mon quatorzième anniversaire était autant à Carl qu’à moi. Pour son labo, c’était la même chose.
Donc, quand Carl m’avait annoncé qu’il ne comptait pas poursuivre ses études mais plutôt s’engager, ça m’avait donné à réfléchir. Je savais qu’il était bien ancré dans sa décision. Ça lui paraissait très évident, normal, naturel. Alors, je lui ai dit que moi aussi je m’engageais.
Il m’a regardé d’un drôle d’air.
— Tu crois que ton vieux te laissera faire ?
— Comment ça ? Tu t’imagines qu’il peut m’en empêcher ?
Evidemment, mon père ne pouvait pas m’empêcher de m’engager. Pas légalement. C’est le seul choix parfaitement libre qu’on puisse laisser à quelqu’un, et peut-être bien le premier et le dernier. A dix-huit ans, n’importe quel garçon, n’importe quelle fille peut se porter volontaire envers et contre qui que ce soit.
— Tu verras bien, dit Carl en guise de conclusion.
J’ai donc fait le siège de mon père, prudemment, en attaquant de biais.
Je me rappelle qu’il posa son journal, son cigare, et me regarda.
— Dis-moi, fiston, est-ce que tu as perdu la tête ?
Je crois avoir murmuré que je n’étais pas de cet avis.
— Pourtant, on pourrait le penser, grommela-t-il avec un sourire. Mais j’aurais dû m’y attendre. Tous les garçons passent par là pendant leur croissance. C’est comme lorsque tu as commencé à marcher. Pour être franc, je t’ai considéré pendant longtemps comme un démon de première. Tu sais que tu avais cassé une des poteries Ming de ta mère et je pense, encore aujourd’hui, que tu l’avais fait exprès. Mais tu n’étais qu’un bébé et tu n’as eu droit qu’à deux ou trois petites claques sur la main… Tiens, je me souviens du jour où tu m’as fauché un cigare… Tu en as été malade !… Ta mère et moi, nous avons fait comme si nous n’avions rien vu. Tu as été incapable de manger, ce soir-là. Mais tous les enfants du monde ont fait la même chose, ils ont essayé les mêmes vices qui n’étaient pas encore de leur âge. Et puis, tu as atteint l’adolescence et tu t’es aperçu que les filles n’étaient pas exactement faites comme les garçons… qu’elles étaient différentes, merveilleusement différentes. (Mon père eut un nouveau sourire :) Tout cela est absolument normal. Et l’on en arrive à ce dernier stade. Celui où un garçon décide soudainement de s’engager pour porter un bel uniforme tout neuf. Ou bien qu’il est amoureux comme jamais aucun homme ne l’a été sur cette Terre et qu’il doit se marier immédiatement. Parfois, les deux surviennent en même temps. (Autre sourire, très amer :) Tiens, je suis un bon exemple. Je m’en suis tiré à temps, pour ne pas gâcher ma vie.
— Mais père, je n’ai pas l’intention de gâcher la mienne. Je ne m’engage que pour le temps du service légal… Je ne veux pas en faire une carrière.
— Mettons-nous bien d’accord… Dis-moi très exactement ce que tu veux faire. Mais permets-moi tout d’abord de te rappeler que cette famille s’est toujours tenue à l’écart de la politique et qu’elle ne s’est occupée que de ses affaires depuis plus d’un siècle. Je ne vois pas pourquoi tu aurais le droit de briser cette saine tradition. Je suppose que tu es influencé par ce type… Quel est son nom, déjà ? Tu vois bien qui je veux dire…
Je le voyais. Il s’agissait de notre professeur de philosophie morale et d’histoire. Un vétéran.
— M. Dubois ?…
— Mmm… Quel nom ridicule ! Il lui va très bien. Un étranger, si je comprends bien. A mon avis, il est illégal d’utiliser les collèges comme centres de recrutement. Je crois que je vais leur adresser une lettre bien sentie. Un contribuable a des droits, non ?
— Mais, père… Il n’a rien fait ! Rien du tout… Il…
Je me suis interrompu. Les mots me manquaient. M. Dubois avait son style à lui : distant, snob, comme si aucun d’entre nous n’était digne de servir à ses yeux. A vrai dire, je détestais M. Dubois.
— Je… je pense qu’au contraire il fait tout pour nous décourager.
— Ouais… Mais sais-tu seulement comment on fait marcher les ânes ? Bon… Quand tu auras décroché ton diplôme, tu poursuivras tes études commerciales à Harvard, tu le sais. Ensuite, ce sera la Sorbonne. Des voyages, des rencontres qui te permettront de te familiariser avec le commerce de par le monde. Et puis, de retour à la maison, tu pourras te mettre sérieusement au travail. Tu commenceras par ce qu’il y a de plus modeste. Comme employé, selon la règle. Mais tu deviendras sans doute rapidement cadre, parce que je ne me fais plus très jeune et que j’aimerais bien que tu prennes la relève. Dès que tu en seras capable, tu seras le patron. Est-ce que ça te va, comme programme ? Tu ne trouves pas que ça vaut mieux que de gâcher deux années de ton existence ?
Je n’ai rien dit. Tout cela n’était pas nouveau pour moi. J’y avais déjà réfléchi. Père s’est levé et il a mis la main sur mon épaule.
— Ecoute, fils. Je ne crois pas être incapable de sympathiser avec tes idées, mais regarde les faits en face. Si une guerre survenait, je serais le premier à te donner raison. Mais il n’y en a pas, et je prie le Seigneur pour qu’il n’y en ait plus jamais. Nous avons réussi à supprimer les guerres. Notre monde vit désormais en paix et dans le bonheur et nous entretenons de bons rapports avec les autres planètes. Alors, dis-moi donc en quoi consiste ce prétendu « Service fédéral » ? C’est du fonctionnarisme parasitaire, c’est tout. Un organisme sans fonction réelle, démodé, qui ne survit que par les contribuables. C’est une solution coûteuse pour employer des citoyens inférieurs qui, autrement, vivraient en état de chômage permanent. C’est l’avenir, que tu désires ?
— Carl n’est pas un citoyen inférieur !
— Excuse-moi, je pense effectivement que c’est un garçon très bien… mais mal conseillé. (Il fronça les sourcils et sourit tout à coup :) Ecoute, fils, j’avais une surprise pour toi, un cadeau, en quelque sorte… Mais je ne veux plus garder le secret, ne serait-ce que pour chasser ces idées absurdes de ton esprit. Ce n’est pas que j’aie vraiment peur de ce que tu vas décider… Non : je fais confiance à ton bon sens, même si tu es encore bien jeune. Mais tu sais que tu es désorienté. Et je le sais, moi aussi, et je désire t’aider. Dis-moi : tu vois ce à quoi je fais allusion ?
— Mmm… non…
— Un voyage sur Mars !
Je dus avoir l’air abasourdi.
— Grands dieux ! P’pa ! Je ne pensais pas que…
— Je voulais que ce soit une surprise. Je sais bien que les garçons de ton âge ont envie de voyager et je sais aussi que c’est une passion qui passe très vite. Mais, à mon avis, c’est le moment idéal pour partir. Quand tu auras pris tes responsabilités, tu auras une terrible envie de t’évader, ne serait-ce qu’une semaine. Et sur la Lune, pourquoi pas ?… (Il reprit son journal :) Non, ne me remercie pas. J’ai des amis qui doivent venir ce soir. Nous avons à discuter affaires. Il vaut mieux que tu ne sois pas là.