— Eh bien moi je vais te montrer les sentiments que j’ai pour toi.
Il saisit le col de son peignoir et lui arracha des épaules d’une secousse. Elle ne l’avait encore jamais laissé la voir nue, et à présent il comprit pourquoi. Son corps était couvert de bleus et d’ecchymoses. Ses fesses avaient été fouettées au point de n’être plus qu’une plaie béante. C’était pour ça qu’on la payait. Pas pour la sauter. Pour ça.
Il lui rentra dedans de toutes ses forces. Il continua à cogner jusqu’à ce que cela n’ait plus d’importance, jusqu’à ce qu’il soit vidé de tout sentiment.
L’après-midi sans même prendre la peine de se saouler la gueule, il se rendit à Times Square et s’engagea comme volontaire dans les Marines pour aller défendre la démocratie en Birmanie. Il y avait huit autres types qui prêtaient serment en même temps que lui. Ils levèrent le bras droit, firent un pas en avant et récitèrent le serment d’allégeance ou quelque chose dans ce genre-là. Puis le sergent s’approcha et passa le masque noir du Marine Corps sur le sombre visage de Birdie. Son nouveau matricule était inscrit sur le front en gros caractères blancs : USMC 100-7011-D07. Et voilà, ils étaient des gorilles.
Corps
1
— Prends une usine, dit Ab. C’est exactement la même chose.
Quel genre d’usine, voulait savoir Chapel.
Ab se balança sur sa chaise et s’installa dans sa théorie comme si c’était un tourbillon d’eau tiède en hydrothérapie. Il avait mangé deux déjeuners que Chapel lui avait descendus et se sentait bienveillant, raisonnable, maître de soi.
— N’importe quel genre. Tu as déjà travaillé en usine ?
Bien sûr que non. Chapel ? Chapel avait de la chance de pousser un chariot. Ab continua donc sur sa lancée. « Par exemple, prends une usine d’appareils électroniques. J’ai travaillé dans une usine de ce genre, il y a des années, comme monteur.
— Et vous fabriquiez quelque chose, pas vrai ?
— Faux ! J’assemblais des choses. Il y a une différence si seulement tu écoutais de temps en temps au lieu d’ouvrir sans arrêt ta grande gueule. Tu comprends, d’abord il y avait cette boîte qui arrivait sur la chaîne et j’y collais une sorte de plaque rouge et puis je boulonnais encore un truc par-dessus. Toute la journée la même chose, simple comme bonjour. Même toi tu aurais pu le faire, Chapel. – Il rit.
Chapel rit.
— Mais qu’est-ce que je faisais en réalité ? Je bougeais des choses, d’ici jusque-là – il mima ici et là. Le petit doigt de sa main gauche, là, s’arrêtait à la première phalange. Il se l’était coupé lui-même lors de son admission dans les Knights of Columbus, vingt ans auparavant (vingt-cinq, pour être honnête) d’un seul coup de hachette, mais quand les gens lui posaient des questions il disait que ça venait d’un accident du travail et que c’était comme ça que ce satané système vous démolissait. Mais la plupart des gens n’étaient pas assez naïfs pour poser une question pareille.
— Mais je ne fabriquais strictement rien, tu comprends ? Et c’est pareil dans toutes les usines – on bouge les choses, ou on les assemble, même différence.
Chapel sentait qu’il était en train de perdre la partie. Ab parlait plus vite et plus fort, et ses propres mots se bousculaient dans sa bouche. Il n’avait pas eu l’intention de se laisser entraîner dans la discussion, mais Ab l’avait entortillé sans qu’il comprenne comment.
— Mais quelque chose, je ne sais pas, ce que vous dites est… Ce que je veux dire, c’est qu’il faut aussi avoir du bon sens.
— Non. C’est de science qu’il s’agit.
Ce qui amena un air de défaite tellement abject dans les yeux du vieil homme qu’on aurait dit que Ab avait balancé une bombe comme ça, pof, au milieu de sa tête noire et déconfite. Car qui peut lutter contre la science ? Pas Chapel, pour sûr.
Et pourtant il s’extirpa des décombres en défendant toujours la cause du bon sens.
— Mais il y a des choses qui sont fabriquées. Comment expliquez-vous cela ?
— Il y a des choses qui sont fabriquées – répéta Ab en prenant une voix de fausset, bien que des deux hommes ce fût Chapel qui eût la voix la plus grave. – Quelles choses ?
Chapel promena son regard sur la morgue, cherchant un exemple. Tout était familier au point d’être invisible – le marbre, les chariots, les piles de draps, l’armoire avec son stock de pâtes et de liquides, le bureau… Il prit un bracelet d’identification vierge dans le bric-à-brac qui encombrait le bureau.
— Du plastique, par exemple.
— Du plastique ? dit Ab d’un ton dégoûté. Tu ne fais que montrer ton ignorance, mon pauvre Chapel. Du plastique. – Ab secoua la tête.
— Du plastique, insista Chapel. Pourquoi pas ?
— Parce que le plastique, c’est tout simplement l’assemblage de plusieurs produits chimiques, espèce d’analphabète.
— Ouais, mais. – Il ferma un œil comme pour mieux faire une mise au point sur son idée. – Mais pour faire du plastique, on doit le… chauffer. Ou quelque chose comme ça.
— Exact ! Et qu’est-ce que c’est que la chaleur ? demanda-t-il en se croisant les mains sur le ventre, l’air suffisant. – La chaleur n’est rien d’autre que de l’énergie cinétique.
— Merde, maintint Chapel. Il massa son crâne brun et bosselé. Encore un argument de perdu. Il ne comprenait jamais comment ça arrivait.
— Des molécules qui bougent, résuma Ab. Tout se réduit à ça. C’est de la physique, une simple loi. – Il laissa échapper un pet sonore et montra du doigt juste à temps le bas-ventre de Chapel.
Avec un sourire, Chapel s’avoua vaincu. Pour de la science, c’était de la science. La science matait tout le monde si on la laissait faire. C’était comme si on essayait de discuter avec l’atmosphère de Jupiter, ou les prises électriques, ou les pilules qu’il devait prendre maintenant, toutes ces choses quotidiennes qui n’avaient aucun sens et n’auraient jamais aucun sens, jamais.
Pauvre con de nègre, pensa Ab, se sentant d’autant plus bienveillant que Chapel était perplexe. Il aurait voulu pouvoir poursuivre un peu la discussion. Il y avait encore la religion, la psychose, l’enseignement, des tas de possibilités. Ab avait des arguments pour prouver que ces boulots, qui semblaient si cérébraux et abstraits à première vue, n’étaient en fait que des formes d’énergie cinétique.
L’énergie cinétique : une fois qu’on avait compris le principe de l’énergie cinétique, il y avait un tas de choses qui s’éclairaient.
— Tu devrais lire le livre, insista Ab.
— Mm, fit Chapel.
— Il donne des explications plus détaillées – Ab lui-même n’avait pas lu le livre en entier, seulement certains passages du résumé, mais il en avait saisi l’essentiel.
Mais Chapel n’avait pas le temps de lire. Chapel, comme le fit remarquer Chapel, n’avait rien d’un intellectuel.
Et Ab ? Était-il, lui, un intellectuel ? Voilà qui méritait réflexion. C’était comme s’il avait revêtu une tunique transparente aux jolies couleurs fruitées et se regardait dans la glace changeante d’une cabine d’essayage, sans oser même se montrer dans le magasin, mais ravi quand même de la façon dont elle lui allait : un intellectuel. Oui, peut-être que dans quelque autre incarnation, Ab avait été un intellectuel ; n’empêche que c’était une idée complètement dingue.