À une heure deux pile, ils reçurent un appel du bloc opératoire « A ». Un corps.
Il inscrivit le nom dans le registre. Comme il avait omis de commencer une nouvelle page, et que le messager n’était pas encore passé prendre celle de la veille, il nota onze heures cinquante-huit comme heure du décès et inscrivit soigneusement en capitales d’imprimerie : NEWMAN, BOBBI.
— Quand pouvez-vous monter la chercher ? demanda l’infirmière, pour qui un cadavre possédait encore un sexe.
— C’est comme si j’y étais, promit Ab.
Il se demanda quel âge aurait le corps. « Bobbi » était un prénom plutôt vieux jeu, mais il y avait toujours des exceptions.
Il mit Chapel à la porte, ferma à clé, et partit avec le chariot en direction de Chirurgie « A. » Au détour du couloir, juste avant la rampe, il dit au gamin qui avait été embauché depuis peu comme réceptionniste de prendre ses communications. Le gamin tortilla son petit cul et balança une vanne. Ab rit. Il se sentait en pleine forme, et ç’allait être une bonne nuit. Il le sentait.
Chapel était le seul à être de service, et Mme Steinberg, qui avait la responsabilité des transferts ce soir-là sans être à proprement parler son supérieur hiérarchique, dit : « Chapel, service post-opératoire « B », et lui donna la fiche.
« Et au trot », ajouta-t-elle avec désinvolture, comme d’autres auraient dit : « Dieu te garde », ou « bonne chance ».
Chapel, toutefois, n’avait qu’un rythme. Les difficultés ne réduisaient pas sa vitesse ; les soucis ne lui faisaient guère presser le pas. S’il y avait eu des caméras braquées sur lui en permanence, des spectateurs étudiant ses moindres faits et gestes, Chapel ne leur aurait rien donné à interpréter. Que son chariot fût chargé ou à vide, il le poussait le long des couloirs à une allure constante, la même exactement que celle à laquelle il rentrait à son hôtel de la Soixante-Cinquième Rue après son travail. Régulier ? Comme une horloge.
Devant le service « B », au quatrième étage, devant les ascenseurs, un jeune homme blond tenait un urinal pressé contre lui et essayait de se faire pisser en émettant des gémissements à l’adresse du pot en métal. Sa robe de chambre était entrouverte et Chapel remarqua qu’on lui avait rasé les poils du pubis. C’était un signe presque certain d’hémorroïdes.
— Ça va pas trop mal ? demanda Chapel. – L’intérêt qu’il prenait aux histoires de ses patients était très sincère, surtout lorsqu’elles émanaient de patients du service des admissions ou de chirurgie.
Le jeune homme blond fit une grimace angoissée et demanda à Chapel s’il avait de l’argent.
— Désolé.
— Ou une cigarette ?
— Je ne fume pas. Et c’est interdit par le règlement, vous savez.
Le jeune homme se balança d’une jambe sur l’autre, flattant sa douleur et son humiliation, essayant d’oblitérer toute autre sensation pour pouvoir s’en pénétrer entièrement. Seuls les patients les plus âgés essayaient, pendant quelque temps du moins, de cacher leur douleur. Les jeunes s’y vautraient complaisamment du jour où ils en exhibaient les premiers échantillons à l’infirmier du service des admissions.
Pendant que la sous-chef du service post-opératoire « B » remplissait les formulaires de transfert, Chapel alla jeter un coup d’œil à l’autre box occupé. Il y trouva – encore inconscient – le garçon qu’il avait fait monter un peu plus tôt du service des urgences. Son visage avait été un véritable plat de viande en sauce ; maintenant c’était un ballon de volley de pansements tout blancs. À en juger d’après les habits du garçon et ses bras nus musclés et bronzés (sur l’un des biceps deux mains bleues attestaient une amitié éternelle avec « Larry ») Chapel déduisit qu’il devait avoir eu également une belle tête. Mais maintenant ? Non. S’il avait été pris en charge par un organisme privé d’assurance-maladie, peut-être. Mais à Bellevue il n’y avait ni le personnel ni le matériel pour une opération de chirurgie esthétique de grande envergure. Il aurait des yeux, un nez, une bouche, etc., à peu près normalement disposés et proportionnés, mais l’ensemble ne serait jamais que de l’à-peu-près.
Si jeune – Chapel souleva le bras inerte et vérifia son âge sur le bracelet d’identification – et handicapé pour la vie. Ah ! il y avait une leçon dans tout ça.
— Le pauvre, dit la sous-chef, en faisant allusion non pas au garçon mais au transféré. Elle donna le formulaire de transfert à Chapel.
— Ah ! bon, fit Chapel en déverrouillant les roues.
Elle fit le tour du chariot.
— Une sous-totale, expliqua-t-elle. Et en plus…
Le chariot heurta doucement le chambranle de la porte. Le flacon de liquide intraveineux oscilla au bout de sa potence. Le vieillard essaya de lever les mains, mais elles étaient attachées par des courroies. Ses poings se serrèrent.
— Et en plus ?
— Ça a atteint le foie, expliqua-t-elle en aparté.
Chapel hocha la tête d’un air sombre. Il s’était bien dit que ce devait être quelque chose d’aussi grave que ça puisqu’on le transférait au paradis, au dix-huitième étage. Parfois il semblait à Chapel qu’il pourrait éviter beaucoup d’ennuis inutiles à l’hôpital Bellevue en emmenant directement tous ces gens-là au bureau d’Ab Holt au lieu de les faire transiter par le dix-huitième étage.
Dans l’ascenseur, Chapel parcourut le dossier du patient, WANDTKE, JWRZY. La fiche signalétique, le formulaire de transfert, les diverses pièces du dossier, et le bracelet d’identification étaient unanimes : JWRZY. Il essaya de le prononcer, lettre par lettre.
Les portes s’ouvrirent. Les yeux de Wandtke s’ouvrirent.
— Comment ça va ? demanda Chapel. Pas trop mal. Hm ?
Wandtke commença à rire, très doucement. Ses côtes palpitèrent sous le drap électrique vert.
— Je vous emmène à votre nouveau service, expliqua Chapel. Vous allez être bien mieux là-bas. Vous verrez. Tout ira très bien, euh…
Il se souvint que son nom était imprononçable. Ce pouvait-il, malgré la concordance de tous les formulaires, que ce fût quand même une erreur ?
En tout état de cause, ça ne rimait pas à grand-chose d’essayer de communiquer avec ce numéro-là. Quand ils sortaient du bloc opératoire ils étaient tellement bourrés de trucs et de machins que ce qu’ils racontaient n’avait ni queue ni tête. Tout ce qu’ils faisaient, c’était rigoler et rouler les yeux comme ce Wandtke. Et dans deux semaines, des cendres dans l’incinérateur. Wandtke, au moins, ne chantait pas. Il y en avait un tas qui chantaient.
Chapel commença à sentir des picotements à l’épaule. Les picotements devinrent une douleur lancinante qui enfla et l’enveloppa dans un nuage de souffrance. Puis le nuage se déchira et se dissipa aussi vite qu’il était apparu. Le tout sur une longueur de cent mètres dans les couloirs de l’aile « K », sans un battement de cils et sans ralentir l’allure.
Une chose au moins semblait certaine : ce n’était pas une bursite. Ça allait et venait, non pas de façon fulgurante mais comme de la musique, en enflant puis en allant decrescendo. Les médecins n’y comprenaient rien, soi-disant. Mais comme cela finissait toujours par disparaître (se disait Chapel) il n’avait pas à se plaindre. Il était entouré d’exemples lui rappelant si nécessaire que cela aurait pu être pire. Le jeune homme de ce soir, par exemple, avec son visage artificiel qui le ferait toujours souffrir par temps froid, ou ce Wandtke, qui se bidonnait comme s’il venait d’une soirée d’anniversaire, pendant que son foie se changeait en une monstrueuse excroissance. Voilà des gens qui méritaient qu’on les plaigne, et Chapel les plaignait avec une certaine ardeur. Comparé à ces êtres malheureux, condamnés, lui, Chapel, avait un sort plutôt enviable. Il en voyait défiler des dizaines à chaque service, des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, et une fois qu’ils étaient passés entre les mains des médecins, il n’y en avait pas un seul parmi eux qui n’aurait été heureux d’être à la place du vieux Noir maigre, sec et petit qui les véhiculait le long de ces kilomètres de couloirs sinistres, pas un.