— Je veux parler à M. White, dit Ab à la fillette. Il se demanda si elle était une autre spécialité de la maison.
Elle porta une petite main triste à sa bouche.
Il y eut une série de bruits sourds au-dessus de leurs têtes, et une unique feuille de journal tomba en virevoltant dans la pénombre de la cage d’escalier, suivie de peu par la voix de White :
— C’est vous, Holt ?
— Un peu, que c’est moi !
Ab commença à monter l’escalier, mais White, aussi léger dans son esprit que lourdaud sur ses jambes, dévalait déjà bruyamment les marches à sa rencontre.
White posa une main sur l’épaule d’Ab, établissant la tangibilité de sa présence et s’agrippant du même coup à lui pour ne pas tomber. Il avait dit oui à Yes une fois – ou deux fois – de trop et était à cet instant quelque peu désincarné.
— Il faut que je le reprenne, dit Ab. Je l’ai dit à la gosse, au téléphone. Je me moque de l’argent que vous perdrez dans cette affaire, il me le faut.
White retira sa main avec circonspection et la plaça sur la rampe.
— Oui. Eh bien, euh. Ce n’est pas possible. Non.
— Il me le faut.
— Melissa, dit White, ce serait… euh, si tu veux bien… à tout à l’heure, ma chérie.
La petite fille monta l’escalier à contrecœur, comme si son destin inéluctable l’attendait en haut des marches. « Ma fille », expliqua White avec un sourire triste comme elle parvenait à leur hauteur. Il tendit la main pour lui ébouriffer les cheveux, mais manqua son but de quelques centimètres.
— On sera mieux dans mon bureau pour parler de ça, d’accord ?
Ab l’aida à descendre les marches. White se dirigea vers la porte à l’autre bout du hall.
— C’est fermé à clé ? se demanda-t-il à voix haute.
Ab poussa la porte. Elle n’était pas verrouillée.
— Je méditais – dit White d’un air méditatif, debout devant la porte ouverte, bloquant le passage – lorsque vous avez appelé. Dans le tourbillon de la vie moderne, il faut savoir rester un instant seul à seul avec soi-même pour…
Le bureau de White ressemblait à celui d’un avocat dans lequel Ab avait pénétré par effraction à la faveur d’une émeute, des années auparavant. Il avait été stupéfait de constater que l’indigence et la désuétude avaient causé par leur action quotidienne une dévastation infiniment plus grande que celle qu’aurait pu provoquer sa fureur juvénile.
— Voilà la situation – dit Ab en se tenant tout près de White et en parlant d’une voix forte pour qu’il n’y ait pas d’équivoque possible. – Il se trouve que celle que vous êtes passé prendre hier soir était assurée par ses parents – ils habitent dans l’Arizona – sans qu’elle le sache. Le dossier de l’hôpital n’en faisait pas mention, mais ce qui s’est passé c’est que les diverses cliniques ont un ordinateur qui contrôle par recoupement les listes de décès. Ils ont appris la chose ce matin et ils ont appelé la morgue vers midi.
White tripota d’un air buté une mèche de ses cheveux ternes et clairsemés.
— Ben, vous n’avez qu’à leur dire que euh, qu’elle est passée au four.
— Impossible. D’après le règlement on est obligé de les garder vingt-quatre heures, au cas où il arriverait quelque chose dans ce genre-là. Seulement ça n’arrive jamais. Qui aurait pensé, je veux dire, il y a tellement peu de chances, pas vrai ? En tout cas, ce que je voulais vous dire, c’est qu’il faut que je reprenne le corps. Tout de suite.
— Ce n’est pas possible.
— Est-ce que quelqu’un a déjà… ?
White hocha la tête.
— Mais on ne pourrait pas le rafistoler un peu ? Je veux dire, il est vraiment dans un état si…
— Non, vraiment. C’est hors de question.
— Écoutez bien, White. Si jamais je me fais choper pour cette histoire, je vous préviens que je ne serai pas le seul à porter le chapeau. On voudra savoir qui et comment.
White hocha la tête d’un air vague. Il semblait partir très loin, puis revenir.
— Eh bien, vous n’avez qu’à jeter un coup d’œil par vous-même.
Il donna à Ab une vieille clé en cuivre. Un symbole en plastique représentant le Yin et le Yang servait de porte-clés. Il montra du doigt un classeur à dossiers métallique de l’autre côté du bureau.
— Par là.
Le classeur refusa de se laisser pousser de côté jusqu’à ce qu’Ab, ayant réfléchi, se fût baissé pour débloquer les roues. Il n’y avait pas de bouton de porte, seulement le disque terni d’une serrure portant la mention « Chicago ». La serrure avait du jeu et Ab dut manipuler la clé pour qu’elle accepte de fonctionner.
Le cadavre était éparpillé sur toute la surface du linoléum usé. Un lourd parfum de rose masquait la puanteur des organes en putréfaction. Non, ce n’était pas le genre de dégâts qu’on pouvait mettre sur le compte d’une intervention chirurgicale, et en tout état de cause la tête semblait avoir disparu.
Il avait perdu une heure pour voir ça.
White, compatissant à son malheur, restait debout dans l’encadrement de la porte sans prêter la moindre attention au corps dépecé, étripé.
— Vous comprenez, il attendait ici pendant que je suis allé à l’hôpital. Un provincial, et un de mes meilleurs… Je les laisse toujours emporter ce qu’ils veulent. Désolé.
Tandis que White refermait la porte à clé, Ab se souvint de l’unique chose qu’il lui faudrait, indépendamment du corps. Il espéra qu’elle n’était pas partie en même temps que la tête.
Ils trouvèrent son bras gauche dans le cercueil en faux sapin, encore muni du bracelet d’identification. Il tâcha de se persuader que tant qu’il avait ce nom, il lui restait une petite chance de trouver quelque chose sur lequel l’accrocher.
White sentit son optimisme renaissant, et, sans le partager, lui prodigua des encouragements :
— Ça pourrait être pire.
Ab fronça les sourcils. Son espoir était encore trop fragile pour pouvoir être formulé.
Mais White commençait à s’éloigner doucement, porté par sa propre petite brise.
— Dites, Ab, est-ce que vous avez jamais fait du yoga ?
Ab rit.
— Vous ne m’avez pas regardé ?
— Vous avez tort. Vous seriez étonné du bien que ça pourrait vous faire. Je n’en fais pas aussi régulièrement que je le devrais, c’est ma faute, je suppose, mais ça vous met en relation avec… Eh bien, c’est difficile à expliquer.
White s’aperçut qu’il était seul dans le bureau.
— Où allez-vous ? demanda-t-il.
Le 420 de la Soixante-Cinquième Rue Est avait vu le jour sous la forme d’un immeuble « de luxe », mais comme la plupart de ses semblables il avait été morcelé à la fin du siècle dernier en un certain nombre de petits hôtels, jusque deux ou trois par étage. Ces hôtels louaient des chambres ou des portions de chambre à la semaine à des célibataires qui soit préféraient la vie d’hôtel, soit ne pouvaient obtenir un dortoir MODICUM en raison de leur statut d’étrangers. Chapel partageait sa chambre au Colton (nommé d’après l’actrice qui était censée avoir possédé la totalité des douze chambres de l’hôtel dans les années 80 et 90) avec un autre ex-détenu, mais comme Lucey se rendait au centre de récupération où il travaillait tôt le matin et passait ses soirées libres à draguer du côté des quais, les deux hommes se rencontraient rarement, et se trouvaient bien ainsi. Ce n’était pas bon marché, mais où, ailleurs, auraient-ils trouvé des conditions de vie ressemblant de façon si rassurante à celles qu’ils avaient connues à Sing-Sing, cette petitesse, cette austérité, cette absence de lumière ?