La chambre avait un faux plancher dans le style réductionniste des années 90. Lucey ne partait jamais au travail sans avoir au préalable rangé soigneusement tout le mobilier et remis le plancher en place. Quand Chapel rentrait de l’hôpital il était accueilli par un vide superbe : les murs, l’unique fenêtre que masquait un écran en papier, le plafond avec sa non moins unique lampe intégrée, le plancher ciré. La seule décoration consistait en une moulure clouée aux murs, qui arrivait maintenant, du fait du plancher surélevé, au niveau des yeux.
Il était chez lui, et là, à côté de la porte, fixée au mur par des boulons l’attendait, tranquille et splendide, sa Yamaha made in U.S.A. avec son écran de 70 cm, le meilleur modèle sur le marché sans considération de prix. (Lucey n’aimant pas la télé, Chapel supportait seul les frais de location et de raccordement au réseau.)
Chapel ne regardait pas n’importe quoi. Il se réservait pour les émissions qui lui plaisaient vraiment. Comme la première de celles-ci n’était pas diffusée avant dix heures trente, il passa les quelque deux heures d’intervalle à épousseter, à poncer, à cirer, à astiquer et d’une façon générale à soigner le sol de sa chambre tout comme pendant dix-neuf ans de sa vie il avait lavé le sol en ciment de sa cellule tous les matins et soirs. Il travailla avec l’application mécanique et pleine de gratitude d’un prêtre célébrant l’office. Plus tard, calmé, il escamoterait le plancher dissimulant son lit et s’allongerait avec le sentiment luxueux du devoir accompli, prêt à recevoir. Son corps semblerait disparaître.
Une fois la télé allumée, Chapel changeait de peau. À dix heures trente il devenait Eric Laver, le jeune avocat idéaliste, avec ses jeunes conceptions idéalistes du bien et du mal, qu’aucune épreuve, qu’aucune aventure désastreuse y compris deux mariages ratés (et depuis peu la possibilité d’un troisième) ne semblait pouvoir battre en brèche. Bien que dernièrement, depuis qu’il s’était chargé du cas Forrest… C’était TOUTE LA VÉRITÉ.
À onze heures trente, Chapel allait à la selle pendant la diffusion des actualités et des informations sportives et météorologiques.
Ensuite : AINSI VA LE MONDE, qui, animé d’un souffle plus épique, proposait aux spectateurs des personnages qui changeaient d’un jour à l’autre. Aujourd’hui, comme Bill Harper, Chapel se faisait du souci pour Moira, sa belle-fille de quatorze ans qui – comme si elle ne lui posait déjà pas assez de problèmes comme ça – venait de lui annoncer pas plus tard que mercredi dernier lors d’une discussion orageuse au petit déjeuner qu’elle était lesbienne. Par surcroît de malheur, sa femme, une fois informée de ce que Moira lui avait dit, lui avait annoncé que bien des années auparavant elle avait elle-même aimé une autre femme. Quant à l’identité de cette femme, il ne la devinait que trop bien.
Ce n’étaient pas les intrigues qui provoquaient ce processus d’identification, c’étaient les visages des acteurs, leurs voix, leurs gestes, l’aisance franche et ouverte avec laquelle ils se mouvaient. Tant qu’eux-mêmes semblaient émus par leurs problèmes imaginaires, Chapel était satisfait. Ce qu’il lui fallait, c’était le spectacle d’une émotion authentique – des yeux qui pleuraient, des poitrines qui haletaient, des lèvres qui embrassaient ou faisaient la moue ou se serraient sous le coup de l’angoisse, des voix brisées par l’émotion.
Il restait assis sur son lit, adossé à des coussins, à un mètre cinquante de l’écran, la respiration haletante, entièrement captivé par les sons et les clignotements de l’appareil, qui constituaient, bien plus que n’importe lesquelles de ses propres actions, sa vie, le pivot de sa conscience, la source de tout ce que Chapel avait jamais connu en fait de bonheur.
Un téléviseur lui avait appris à lire. Il lui avait appris à rire. Il avait enseigné jusqu’aux muscles de son visage comment exprimer la douleur, la peur, la colère, la joie. C’est un téléviseur qui lui avait appris les mots à utiliser dans toutes les situations déconcertantes de son autre vie, sa vie extérieure. Et il avait beau ne pas lire, ne pas rire, ne pas froncer les sourcils ou parler ou marcher ou faire quoi que ce fût aussi bien que ses avatars à l’écran, il faut croire qu’ils lui avaient quand même été d’un certain secours, sans quoi il n’aurait pas été là aujourd’hui à se revivifier par un retour aux sources.
Ce qu’il y cherchait, et ce qu’il y trouvait, allait beaucoup plus loin que l’art, auquel il lui était arrivé de tâter certaines fins d’après-midi et qui le laissait complètement froid. C’était le fait de retrouver, après une journée de labeur, un visage qu’il pouvait reconnaître et aimer, que ce fût le sien ou celui de quelqu’un d’autre. Ou auquel, s’il ne l’aimait pas, il portait un sentiment tout aussi fort. Et de savoir avec certitude qu’il éprouverait ces mêmes sentiments demain, et après-demain. En d’autres temps la religion avait rempli cette fonction, à savoir raconter aux gens l’histoire de leur vie, puis au bout d’un certain laps de temps, leur raconter de nouveau.
Une émission que Chapel avait suivie sur la C.B.S. avait eu un indice de popularité tellement désastreux pendant six mois d’affilée qu’elle avait fini par être annulée. Un païen converti de force à une autre religion n’aurait pas éprouvé un sentiment plus terrible de manque (en tout cas, pas avant qu’une nouvelle déité fût venue habiter les formes du dieu mort) que celui éprouvé par Chapel à l’époque tandis qu’il regardait les visages inconnus qui peuplaient l’écran de sa Yamaha pendant une heure tous les après-midi. C’était comme s’il se regardait dans une glace et n’y trouvait plus son image. Au cours du premier mois sa douleur à l’épaule était devenue tellement ineffablement plus aiguë qu’il avait été presque incapable de remplir ses fonctions au Bellevue. Puis, lentement, en la personne du jeune Dr Landry, il avait redécouvert les éléments de sa propre identité.
C’est à deux heures quarante-cinq, au beau milieu d’un spot publicitaire sur les Carnation Eggies, qu’Ab vint frapper avec force vociférations à la porte de sa chambre. Maud était sur le point de rendre visite au fils de sa belle-sœur, qui se trouvait dans le centre d’observation où l’avait placé le tribunal. Elle ne savait pas encore que le Dr Landry était officiellement chargé de soigner le petit garçon.
— Chapel, beugla Ab, je sais que tu es là, alors ouvre-moi. Sinon je défonce la porte.
La scène suivante se passait dans le bureau du Dr Landry. Il essayait de faire comprendre à Mme Hanson, celle de la semaine dernière, qu’une grande part des problèmes de sa fille trouvaient leur origine dans son propre égoïsme. Mais Mme Hanson était une Noire, et la sympathie de Chapel allait tout naturellement vers les Noirs, dont la fonction essentielle sur le plan dramatique était de rappeler aux spectateurs l’existence de l’autre monde, celui qu’ils habitaient et dans lequel ils étaient malheureux.
Maud frappait à la porte du Dr Landry : gros plan sur des doigts gantés martelant le panneau en papier.
Chapel se leva et alla ouvrir. Il n’était pas trois heures lorsque Chapel accepta, bien que sans enthousiasme, d’aider Ab à trouver un cadavre pour remplacer celui qu’il avait perdu.
3
Martinez était à son bureau lorsqu’ils avaient téléphoné de chez Macy pour lui dire de mettre le corps de la jeune Newman de côté en attendant l’arrivée de leur chauffeur. Bien qu’il sût que les chambres froides ne contenaient que trois individus de sexe mâle et d’un âge avancé, il répondit par un marmonnement vaguement consentant et se mit en devoir de remplir les deux formulaires. Il laissa un message pour Ab au numéro où l’on pouvait le joindre en cas d’urgence, puis (suivant le principe que si ça allait chier, c’était à Ab de se sortir de la merde ou de payer les pots cassés, selon le cas) il fit dire à son cousin de se faire porter pâle pour la deuxième garde, celle qui allait de deux heures à huit heures. Quand Ab rappela, Martinez fut aussi bref que comminatoire : « Rapplique illico avec tu sais quoi, sinon tu sais quoi ».