Une brise joua avec les cheveux noirs et soyeux de Cacahuète, toucha les boucles blond roux plus lourdes de Boz. Le soleil et l’air étaient comme les films d’il y a un siècle, si incroyablement propres. Il ferma les yeux et s’exerça à respirer.
À deux heures précises, avec la ponctualité d’un bulletin d’informations, Cacahuète se mit à pleurer. Boz la sortit du landau et lui donna le sein. Depuis quelque temps, Boz ne prenait plus la peine de s’habiller, sauf lorsqu’il quittait l’appartement. La petite bouche se referma sur le mamelon et les petites mains agrippèrent la peau tendre du sein et l’écrasèrent pour faire ressortir le téton. Boz sentit le frisson habituel de plaisir, mais cette fois au lieu de s’évanouir lorsque Cacahuète s’installa dans son rythme régulier de succion et de déglutition, il se répandit sur la surface et dans les profondeurs de son sein ; il fleurit à l’intérieur de sa poitrine. Sans se raidir, son sexe fut visité par des frissonnements de plaisir délicat, et ce plaisir voyagea par vagues vers ses reins et jusque dans les muscles de ses jambes. L’espace d’un instant, il se dit qu’il lui faudrait arrêter l’allaitement, tant la sensation était devenue exquise, intense, insupportable.
Ce soir-là il essaya d’expliquer la chose à Milly, mais elle ne manifesta qu’un intérêt poli. Une semaine auparavant, elle avait été élue à un poste important dans son syndicat, et son esprit était rempli de la satisfaction sombre et dure qu’apporte l’ambition satisfaite, le fait d’avoir posé un orteil sur le premier barreau de l’échelle sociale. Il décida que ce ne serait pas gentil de continuer plus avant sur ce sujet, et garda son histoire pour la prochaine fois que Shrimp viendrait à passer. Shrimp avait eu trois enfants au fil des années (ses résultats aux tests génétiques étaient si bons que ses grossesses avaient été prises en charge par le Conseil national de la génétique), mais par un effet d’autodéfense émotionnel, Shrimp s’était toujours gardée d’avoir des liens affectifs trop intenses avec ses bébés pendant ses maternités d’un an (période après laquelle ils étaient envoyés aux écoles du Conseil, dans le Wyoming et dans l’Utah). Elle lui assura que ce qu’il avait ressenti cet après-midi-là sur le balcon n’avait rien d’extraordinaire, et que ça lui arrivait tout le temps à elle, mais Boz savait que ç’avait été l’essence même de l’inhabituel. C’était, selon les propres termes de Krishna notre seigneur, un moment privilégié, un coup d’œil derrière le voile.
Finalement il se rendit compte que c’était son moment à lui et qu’il ne pouvait pas être partagé, pas plus qu’il ne pouvait, même de façon approximative, être répété.
Il ne se répéta jamais, ce moment, même approximativement. Il finit par arriver à oublier ce qu’il avait été et ne plus se souvenir que du souvenir qu’il en avait.
Quelques années plus tard, Boz et Milly étaient installés sur leur balcon tandis que le soleil se couchait.
Ni l’un ni l’autre n’avaient beaucoup changé depuis la naissance de Cacahuète. Boz était peut-être un peu plus lourd que Milly, mais il aurait été difficile de dire si c’était parce qu’il avait forci ou parce que Milly avait maigri. Milly était passée chef de service et participait aux travaux de trois comités différents.
— Tu te souviens de notre immeuble spécial ? demanda Boz.
— De quel immeuble veux-tu parler ?
— Celui-là, là-bas. Avec les trois fenêtres.
Boz tendit le doigt vers la droite, où deux gigantesques immeubles jumeaux encadraient un panorama de toits, de corniches, de citernes. Certains des bâtiments devaient dater du New York de Boss Tweed ; il n’y en avait pas un seul de neuf.
Milly secoua la tête.
— Il y a un tas d’immeubles.
— Celui qui est juste derrière le côté droit du gros machin en briques jaunes avec le drôle de temple qui cache sa citerne ; tu le vois ?
— Hum. Là-bas ?
— Oui. Tu ne t’en souviens pas ?
— Vaguement. Non.
— On venait d’emménager ici, et comme le loyer était un peu trop cher pour nous, on n’avait pratiquement pas de meubles. Je te tannais pour qu’on achète une plante d’appartement, mais tu disais qu’il faudrait attendre un peu. Ça te revient maintenant ?
— Ça me dit quelque chose.
— Eh bien on s’installait ici régulièrement, tous les deux, pour regarder tous les immeubles et on essayait de repérer sur quelle rue ils donnaient et on se demandait si on les reconnaîtrait vus du trottoir.
— Je me souviens maintenant ! C’est celui dont les fenêtres étaient toujours fermées. Mais c’est tout ce dont je me souviens.
— On avait inventé une histoire au sujet de cet immeuble. On disait qu’au bout de, disons cinq ans, une des fenêtres s’ouvrirait juste assez pour qu’on puisse le voir d’ici, de trois ou quatre centimètres. Et puis le lendemain elle serait de nouveau fermée.
— Et ensuite ?
À présent, elle était sincèrement, agréablement intriguée.
— Et ensuite, d’après notre histoire, on la surveillerait avec soin tous les jours pour voir si la fenêtre se rouvrirait jamais. C’est comme ça qu’elle est devenue notre plante d’appartement. On s’en occupait de la même façon.
— Et tu as continué à la surveiller ?
— De loin. Pas tous les jours, mais de temps en temps.
— L’histoire finissait comme ça ?
— Non. La fin de l’histoire, c’était qu’un jour, peut-être cinq ans plus tard, on serait en train de se promener dans une rue où on n’avait pas l’habitude d’aller, et on reconnaîtrait l’immeuble et on monterait sonner à la porte, et le concierge ouvrirait et on lui demanderait pourquoi, cinq ans auparavant, cette fenêtre avait été ouverte.
— Et qu’est-ce qu’il dirait ?
Il était évident d’après son sourire qu’elle se souvenait, mais elle demandait la suite par respect pour l’intégralité de la fable.
— Qu’il avait cru que personne ne l’aurait jamais remarqué. Après quoi il fondrait en larmes. De gratitude.
— Elle est mignonne, cette histoire. Je devrais me sentir coupable de l’avoir oubliée. Qu’est-ce qui t’y a fait penser aujourd’hui ?
— C’est la vraie fin de l’histoire. La fenêtre était ouverte. Celle du milieu.
— Vraiment ? Elle est fermée en ce moment.
— Mais elle était ouverte ce matin. Demande à Cacahuète. Je lui ai montrée pour qu’elle puisse me servir de témoin.
— C’est certainement une fin heureuse.
Du dos de la main elle lui caressa la joue où il essayait des favoris.
— Je me demande quand même pourquoi elle était ouverte, après tout ce temps.
— Eh bien, dans cinq ans on n’aura qu’à aller demander.
Il se tourna vers elle en souriant et avec le même geste, lui caressa à son tour la joue, et à cet instant ils étaient heureux. Ils étaient de nouveau ensemble, sur le balcon, un soir d’été, et ils étaient heureux. Boz et Milly. Milly et Boz.
Angoulême
Il y avait sept Alexandriens impliqués dans le complot de Battery Park : Jack, qui était le plus jeune et venait du Bronx, Celeste Di Cecca, Sniffles et Mary Jane, Tancred Miller, Amparo (bien sûr), et bien sûr, le chef et cerveau de la bande, Bill Harper, mieux connu sous le nom de Petit Monsieur Gros Bisou. Qui était passionnément, désespérément amoureux d’Amparo. Qui avait presque treize ans (elle les aurait au mois de septembre de cette année), et des seins qui commençaient tout juste à pointer. Une peau superbe, qui faisait penser à de la lucite. Amparo Martinez.