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Leur première opération de rien du tout les avait menés du côté de la Soixantième Rue Est, chez un agent de change ou quelque chose comme ça. Pour tout butin ils trouvèrent des boutons de manchette, une montre, une serviette en cuir qui se révéla en fin de compte être du simili, quelques boutons, et la série habituelle des cartes de crédit inutilisables. Petit Monsieur Gros Bisou garda son sang-froid pendant toute la durée de l’opération malgré Sniffles qui s’amusait à couper des boutons avec un couteau, et s’employa même à les tranquilliser. Il ne s’en trouva pas un parmi eux – et pourtant ce n’était pas l’envie qui leur manquait – pour oser lui demander combien de fois déjà il s’était trouvé dans la même situation. Tout cela n’avait rien de vraiment nouveau. C’était en partie cela, le désir d’innover, qui les avait poussés à tramer le complot. Le seul détail réellement mémorable du cambriolage était le nom embouti sur les cartes de crédit : Lowen, Richard W. Un présage (la coïncidence résidant dans le fait qu’ils étaient tous à l’école Alexander Lowen), mais un présage de quoi ?

Petit Monsieur Gros Bisou garda les boutons de manchette, donna les boutons à Amparo (qui les donna à son oncle), et fit don du reste (la montre se révéla être de la camelote) à l’Agence pour la conservation qui se trouvait juste en face du Plaza où il habitait.

Son père était un producteur de télévision. Ils s’étaient mariés jeunes, son papa et sa maman, et avaient divorcé peu après, mais non sans qu’il fût venu au monde pour remplir leur quota. Papa, le producteur, s’était remarié – à un homme cette fois – et avait eu la main un peu plus heureuse. En tout état de cause, cette deuxième union durait suffisamment longtemps pour que le rejeton, le chef et cerveau de la bande, fût contraint de s’adapter à la situation, celle-ci étant permanente. Maman alla s’installer dans les Everglades et disparut de la circulation, comme ça, splash.

En bref, il venait d’un milieu aisé. Ce qui explique, plus que la présence de quelque talent extraordinaire, comment il était entré à l’école Lowen. Cela dit, il avait un physique adéquat, et si cette perspective lui souriait quelque peu, il n’y avait aucune raison dans la ville de New York pour qu’il ne pût devenir un danseur professionnel, voire même un chorégraphe. Ce n’étaient pas les contacts qui lui manqueraient dans le milieu, comme papa aimait à le faire remarquer.

Pour le moment, toutefois, ses aspirations le portaient davantage vers la littérature et la religion que vers le ballet. Il s’enthousiasmait, et quoi de plus normal pour un élève de sixième, pour les fox-trots plus abstraits et les twists plus métaphysiques d’un Dostoïevski, d’un Gide, d’un Mailer. Il aspirait à une douleur plus profonde que le simple creux formé par l’exercice quotidien dans ses jeunes abdominaux et ce n’étaient pas les clameurs et les gesticulations hebdomadaires des séances de thérapie de groupe avec une bande de gosses de onze ans sans intérêt qui lui permettraient de se faire sélectionner dans l’équipe nationale de la souffrance, du crime et de la résurrection. Seul un véritable crime pourrait exaucer ce désir, et de tous les crimes possibles, le meurtre était à coup sûr le plus prestigieux, comme nulle autre mieux que Loretta Couplard ne pouvait l’attester, Loretta Couplard n’étant pas seulement la directrice et copropriétaire de l’école Lowen, mais également l’auteur de deux dramatiques télévisées ayant reçu une diffusion nationale et traitant toutes deux de meurtres célèbres du XXe siècle. Ils avaient même eu à étudier dans le cadre de leur programme de sciences sociales un sujet intitulé : L’histoire de la criminalité dans l’Amérique urbaine.

Le premier des meurtres de Loretta était une comédie bâtie autour du personnage de Pauline Campbell, infirmière diplômée, vivant à Ann Arbor, dans le Michigan, aux environs de 1951, et à qui trois adolescents ivres avaient défoncé le crâne. Leur intention avait été de l’assommer pour la violer, ce qui résumait assez bien l’année 1951. Deux des agresseurs qui avaient dix-huit ans, Bill Mory et Max Pell, avaient été condamnés à perpète ; Dave Royal (le héros de Loretta), avait un an de moins et écopa de vingt-deux années de réclusion criminelle.

Son second meurtre avait une coloration tragique et inspira par conséquent plus de respect – pas chez les critiques, malheureusement. Peut-être parce que son héroïne, elle aussi prénommée Pauline (Pauline Wichura), outre qu’elle était plus intéressante et plus compliquée, avait aussi été plus célèbre à son époque et depuis lors. Ce qui rendait la concurrence, un roman à succès et un long métrage biographique fort sérieux, nettement plus sévère. Mlle Wichura avait été une assistante sociale d’Atlanta, en Géorgie, très sensibilisée aux problèmes de l’environnement et de la démographie à une époque où la loi sur la sélection génétique n’était pas encore entrée en vigueur et où tout le monde commençait à penser, avec quelque raison, que ça ne pouvait pas durer comme ça. Pauline décida de faire quelque chose, à savoir réduire la population par ses propres moyens aussi équitablement que possible. Ainsi lorsque l’une des familles qu’elle visitait dépassait la limite de trois enfants qu’elle avait fixée assez généreusement, il faut le dire, elle trouvait une façon discrète de ramener ladite famille à la taille maximale qu’elle considérait comme préférable. Entre 1989 et 1993 le journal de Pauline (Random House, éd., 1994) fait état de vingt-six assassinats et de quelque quatorze tentatives manquées.

De surcroît, en tant qu’assistante sociale elle détenait le record national des avortements et des stérilisations chez les familles qu’elle avait la charge de conseiller.

— Ce qui prouve, je pense, avait expliqué Petit Monsieur Gros Bisou à son copain Jack un jour après l’école, qu’un meurtre n’a pas forcément besoin d’être dirigé contre quelqu’un de célèbre pour être une forme d’idéalisme.

Mais évidemment l’idéalisme n’expliquait le complot qu’à moitié, l’autre moitié était une affaire de curiosité. Et outre l’idéalisme et la curiosité il y avait probablement une troisième moitié : le besoin fondamental qu’a tout enfant de grandir et de tuer quelqu’un.

Ils jetèrent leur dévolu sur Battery Park parce que : 1° aucun d’entre eux ne s’y rendait en temps ordinaire ; 2° c’était un quartier à la fois chic et relativement 3° désert, du moins une fois que les équipes de nuit étaient dans leurs tours à s’occuper de leurs machines. Les gens des équipes de nuit descendaient rarement dans le parc pour manger leur casse-croûte.

Et 4° parce que c’était un endroit magnifique, surtout maintenant, au début de l’été. L’eau sombre, chromée de pétrole, clapotant contre les contreforts du quai ; les silences que charriait le vent soufflant de l’Upper Bay, des silences parfois assez longs pour qu’on puisse distinguer, au-delà d’eux, les différents bruits de la ville, le ronron et le bruissement des gratte-ciel, le mysterioso des voies express qui faisait frémir le sol, et de temps à autre les étranges cris impossibles à localiser qui sont à la rumeur de New York ce que la mélodie d’un air est à son refrain ; le bleu-rose des crépuscules dans un ciel visible ; le visage des gens, rendu serein par la mer et la proximité de leur propre mort, alignés en rang d’oignons sur les bancs verts du parc. Ma foi, même les statues étaient belles ici, comme si jadis quelqu’un avait cru en elles, de la même façon que les gens avaient dû croire aux statues des Cloisters[9] des siècles auparavant.

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9

Monastère médiéval importé d’Europe en « pièces détachées » et reconstruit fidèlement à proximité de New York (N.D.T.).