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Sa préférée était celle du colossal aigle royal qui atterrissait au milieu des monolithes hérissant le monument aux soldats, marins et aviateurs morts au cours de la Seconde Guerre mondiale. Selon toute probabilité, le plus grand aigle de tout Manhattan. Ses serres broyaient ce qui devait être certainement, en tout cas, le plus gros artichaut.

Amparo, qui avait fait siennes certaines des idées de Mlle Couplard, préférait les qualités plus humaines du monument (lui en haut, et plus bas un ange caressant doucement un énorme livre du bout de son épée) à la mémoire de Verrazzano, qui n’avait rien à voir, découvrirent-ils, avec l’entrepreneur ayant construit le pont qui était devenu si célèbre en s’écroulant. Comme le proclamait la plaque en bronze de l’autre côté du socle :

EN AVRIL 1524

LE NAVIGATEUR D’ORIGINE FLORENTINE

VERRAZZANO

MENA LA CARAVELLE FRANÇAISE LA DAUPHINE

À LA DÉCOUVERTE DU PORT DE NEW YORK

ET DONNA À CES RIVAGES LE NOM D’ANGOULÊME

EN L’HONNEUR DE FRANÇOIS Ier, ROI DE FRANCE

Tous, sauf Tancred, qui préférait le nom actuel, plus bref et plus incisif, tombèrent d’accord pour trouver qu’« Angoulême » avait beaucoup plus de classe. Tancred fut exclu des débats, et la décision devint unanime.

C’est là, près de la statue, face à Jersey qui s’étalait de l’autre côté de la baie d’Angoulême, qu’ils prêtèrent le serment qui les liait à un secret absolu. Chacun d’entre eux invita solennellement ses camarades conjurés à s’assurer de son silence par tous les moyens au cas où il divulguerait des informations concernant ce qu’ils allaient faire, à la condition qu’il ne l’ait pas fait sous la torture. La mort. Toutes les organisations révolutionnaires prenaient les mêmes précautions, comme l’avait clairement démontré la série de cours d’histoire sur les révolutions modernes.

Comment il en était venu à s’appeler ainsi : Papa avait eu une théorie comme quoi la société moderne avait besoin d’être adoucie quelque peu par un brin de sentimentalité démodée. Ergo, parmi toutes les autres indignités que suscita cette théorie, des scènes du type : « Qui c’est qui est mon Petit Monsieur Gros Bisou ! » beuglait tendrement Papa au beau milieu de Rockefeller Center (ou dans un restaurant, ou à la sortie de l’école), et il répondait par un « C’est moi ! » sonore, au début, du moins.

Maman avait été affublée quant à elle de surnoms tels que « Ma rose », « Élue de mon cœur » et (seulement vers la fin) « Ma reine des neiges ». Maman, étant adulte, avait pu disparaître sans laisser d’autre trace que la carte postale qui leur parvenait tous les ans à Noël, affranchie à Key Largo, en Floride, mais Petit Monsieur Gros Bisou était bien obligé, lui, de supporter bon gré, mal gré la Nouvelle Sentimentalité. À vrai dire, à l’âge de sept ans il avait réussi à se faire appeler « Bill » dans la maison (ou, comme préférait dire Papa, « Bill Tout Simplement »). Mais il restait le personnel du Plaza, les assistants de Papa, ses camarades de classe, tous ceux qui l’avaient connu sous son surnom. C’est alors qu’un an auparavant, à dix ans, l’âge de raison, il avait édicté sa nouvelle loi : que son nom était bel et bien Petit Monsieur Gros Bisou, et qu’il entendait qu’on l’utilise in extenso et dans toute son horreur, à chaque fois qu’on lui adresserait la parole. Son raisonnement étant que si quelqu’un devait se trouver humilié par la chose, ce serait Papa, qui le méritait. Papa ne sembla guère saisir l’allusion, à moins qu’il ne l’eût saisie, et une autre allusion en plus, on ne pouvait jamais savoir s’il était très bête ou très subtil. Il n’y a pas de pire ennemi que ces gens-là.

Pendant ce temps, à l’échelle nationale, la Nouvelle Sentimentalité avait remporté un succès plutôt écrasant, LES ORPHELINS, que Papa avait produit et dont on disait aussi qu’il l’avait écrit, battit les records d’écoute au sondage du jeudi soir pendant deux années d’affilée. Maintenant on le remaniait pour le public de l’après-midi. Pendant une heure tous les jours on allait nous rendre la vie plus douce, ce qui aurait, entre autres, pour conséquence de faire de Papa un millionnaire à tout le moins. Bien qu’en général il eût du mépris pour la façon dont l’argent corrompait tout ce qu’il touchait, il devait admettre que dans certains cas ce n’était pas une mauvaise chose. En somme, sa position (depuis toujours) pouvait se résumer ainsi : Papa était un mal nécessaire.

C’est pourquoi tous les soirs quand Papa franchissait la porte de la suite, il criait : « Où est mon Petit Monsieur Gros Bisou ? » et son fils répondait : « Ici, Papa ! » La cerise surmontant cette glace d’amour était un gros baiser mouillé, et un autre pour leur nouvelle « Reine des neiges », Jimmy Ness (qui buvait, et qui selon toute probabilité n’allait pas durer beaucoup plus longtemps que la première). Ils se mettaient tous trois à table devant un bon dîner familial préparé par Jimmy Ness, et Papa racontait toutes les choses joyeuses et positives qui s’étaient passées ce jour-là à la C.B.S., et Petit Monsieur Gros Bisou racontait toutes les chouettes choses qui lui étaient arrivées à lui. Jimmy boudait. Ensuite Papa et Jimmy sortaient ou simplement disparaissaient dans la Floride des plaisirs charnels, et Petit Monsieur Gros Bisou quittait l’appartement (Papa avait la sagesse de ne pas se montrer répressif sur le plan des heures de sortie), et en moins d’une demi-heure il avait rejoint les six autres Alexandriens – cinq si Celeste avait une leçon particulière – à la statue de Verrazzano pour comploter le meurtre de la victime qu’ils avaient finalement choisie d’un commun accord.

Personne n’avait pu découvrir son nom. Ils l’appelaient Alyona Ivanovna, d’après la vieille prêteuse sur gages que Raskolnikoff tue à coups de hache.

La gamme des victimes possibles n’avait jamais été très étendue. La plupart des hommes d’affaires qui fréquentaient le coin seraient détenteurs de cartes de crédit comme ce Lowen, Richard W. ; quant aux retraités garnissant les bancs du jardin public, ils excitaient encore moins la convoitise. Comme Mlle Couplard leur avait expliqué, notre économie se re-féodalisait et l’argent liquide suivait le chemin de l’autruche, de la pieuvre et de l’orchidée.

C’était la disparition d’espèces telles que celles-là, mais surtout celle de la mouette, qui préoccupait la première personne qu’ils avaient envisagée, une certaine Mlle Kraus, à moins que la signature au bas de son affiche manuscrite (ARRÊTEZ LE MASSACRE DES INNOCENTS !) ne fût celle de quelqu’un d’autre. Pourquoi, si elle était bien Mlle Kraus, portait-elle ce qui semblait être la bague démodée et l’alliance en or d’une Madame ? Mais le problème capital, qu’ils ne savaient pas comment résoudre, était de savoir si oui ou non le diamant était vrai.

La possibilité n° 2 était dans la plus pure tradition des Orphelines de l’orage, les sœurs Gish. Une semi-professionnelle appétissante qui tuait le temps pendant la journée en faisant semblant d’être aveugle et en chantant devant les bancs du square. Elle donnait dans un mélo opulent, bien qu’un peu trop appuyé ; son répertoire était archéologique ; et sa recette était plus qu’honnête, surtout quand la pluie venait ajouter sa propre touche de sentiment. Cependant, Sniffles (qui s’était rancardé) avait la conviction qu’elle cachait une arme à feu dans ses guenilles.

Le n° 3 était la dernière possibilité poétique ; il s’agissait simplement du marchand ambulant qui vendait du Fun et du Cynthamon derrière l’aigle géant. Il présentait un intérêt essentiellement commercial. Mais il avait un braque de Weimar, et bien que les braques fussent éliminables, Amparo les aimait bien.