— Tu n’es qu’une romantique, dit Petit Monsieur Gros Bisou. Donne-moi une raison valable.
— Ses yeux, dit-elle. Ils sont couleur d’ambre. Il nous hanterait.
Ils étaient douillettement installés dans une des profondes embrasures découpées dans la pierre de Castle Clinton ; elle avait sa tête coincée sous son aisselle, il faisait glisser ses doigts sur la crème solaire qui couvrait ses seins (on était au début de l’été). Le silence, les brises chaudes, les rayons de soleil sur l’eau tout cela était ineffable, comme si seul le plus mince des voiles s’interposait entre eux et la compréhension de quelque chose (tout ceci) ayant vraiment un sens. Parce qu’ils pensaient que c’était leur propre innocence qui était en cause, comme un smog dans l’atmosphère de leur âme, ils voulaient plus que jamais en être débarrassés en des moments comme celui-ci, où ils touchaient presque la chose du doigt.
— Pourquoi pas le vieux clodo, alors ? demanda-t-elle, faisant référence à Alyona.
— Justement parce que c’est un vieux clodo.
— C’est pas une raison. Il doit se faire au moins autant de fric que la chanteuse.
— Ce n’est pas ce que je veux dire.
Ce qu’il voulait dire n’était pas facile à définir. C’était comme s’il semblait trop facile à tuer. Si on l’avait aperçu dans les toutes premières minutes d’une émission, on aurait su avec certitude avant le second spot publicitaire qu’il était condamné à la destruction. Il était le pionnier entreprenant, le doyen bourru d’une équipe de recherche qui comprenait Algol et Fortran mais ne pouvait déchiffrer les secrets de son propre cœur. Il était le sénateur de la Caroline du Nord, homme intègre à sa façon mais néanmoins raciste. Tuer ce genre de personne semblait trop sortir d’un des scénarios de Papa pour constituer un acte de rébellion satisfaisant.
Mais ce qu’il dit, se méprenant sur son propre sentiment plus profond, fut :
— C’est parce qu’il le mérite, parce que ça serait rendre service à la société. Ne me demande pas de te donner des raisons.
— Ouais. Je ne peux pas dire que je te comprenne, mais tu sais ce que je pense, Petit Monsieur Gros Bisou ?
Elle écarta sa main.
— Tu penses que j’ai peur.
— Peut-être que tu devrais avoir peur.
— Peut-être que tu devrais la fermer et me laisser faire. J’ai dit qu’on le ferait et on le fera.
— À lui, alors ?
— D’accord. Mais bon sang, Amparo, il va falloir lui trouver un autre nom que « le vieux clodo » !
Elle se dégagea de sous son bras et l’embrassa. Ils étaient couverts de petites gouttes de sueur qui scintillaient dans le soleil. L’été commença à chatoyer, comme chargé de l’excitation d’un soir de première. Ils avaient attendu si longtemps, et voilà maintenant que le rideau se levait.
Le jour J fut fixé au premier week-end de juillet, en pleine fête nationale. Les ordinateurs auraient le temps de satisfaire leurs propres besoins (opération qu’on avait baptisée tantôt « confession », tantôt « rêve », tantôt « régurgitation »), et Battery Park serait aussi désert qu’il pouvait l’être.
En attendant ils avaient le même problème que tous les gosses au moment des vacances d’été : comment tuer le temps.
Il y avait des livres, il y avait les marionnettes de Shakespeare si on était prêt à faire la queue des heures durant, il y avait toujours la télé, et quand la position assise devenait par trop inconfortable, il y avait les courses d’obstacles à Central Park, mais la densité de la population y atteignait celle d’une fourmilière. N’essayant pas de répondre aux besoins de qui que ce soit, Battery Park devenait rarement aussi surpeuplé. S’il y avait eu davantage d’Alexandriens et s’ils avaient tous été décidés à se battre pour leur espace vital, ils auraient pu jouer au ballon. Un autre été, peut-être…
Quoi d’autre ? Il y avait des défilés pour les politisés, et des religions à divers degrés d’énergie pour les apolitiques. Il aurait pu y avoir la danse, mais l’école Lowen les avait rendus trop exigeants pour la plupart des manifestations d’amateurs qui se montaient à New York.
Quant à faire l’amour, le suprême passe-temps, c’était encore pour eux tous, à l’exception de Petit Monsieur Gros Bisou et d’Amparo (et même pour eux si on considérait les choses sous le seul aspect de l’orgasme proprement dit) quelque chose qui se passait sur un écran, une merveilleuse hypothèse à laquelle il manquait une confirmation empirique.
D’une façon ou d’une autre, toutes ces activités n’étaient qu’une forme de consommation, et ils en avaient assez (qui n’est pas dans ce cas ?) d’être passifs.
Ils avaient douze ans, ou onze, ou dix, et ils ne pouvaient plus attendre. Attendre quoi, voilà ce qu’ils voulaient savoir.
Ainsi donc, quand ils ne traînassaient pas en solo, toutes ces ressources virtuelles, livres, marionnettes, sports, arts, politique et religions entraient dans la même catégorie d’utilité que les bons points ou les week-ends à Calcutta, qui est un nom qu’on peut encore trouver sur certaines vieilles cartes de l’Inde. Leurs vies n’étaient pas rendues plus riches, et leur été passait comme les étés se sont toujours passés de mémoire d’homme. Ils traînaient, boudaient, languissaient et se cherchaient querelle et se plaignaient. Ils interprétaient des psychodrames timides et décousus et polémiquaient à l’infini sur des détails relativement accessoires de l’existence – les mœurs des animaux de la jungle ou la façon dont on fabriquait les briques ou l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.
Un jour ils comptèrent tous les noms gravés dans les monolithes érigés à la mémoire des soldats, des marins et des aviateurs. Le total se montait à 4 800.
— Mince, dit Tancred.
— Mais ils ne peuvent pas y être tous, insista Mary Jane, parlant au nom des autres. Même ce « mince » avait eu l’air vaguement ironique.
— Pourquoi pas ? demanda Tancred, qui ne pouvait jamais résister à la tentation de contredire. Ils venaient de tous les États du pays et de toutes les armes. Ils ont dû les mettre tous, sinon les gens dont on aurait oublié d’inscrire les parents morts auraient protesté.
— Mais si peu nombreux ? Ils n’auraient pas pu livrer plus d’une bataille à ce rythme-là.
— Peut-être que… commença timidement Sniffles. Mais on l’écoutait rarement.
— Les guerres se passaient différemment à l’époque, expliqua Tancred avec l’autorité d’un journaliste commentant les informations à une heure de grande écoute. En ce temps-là il y avait plus de gens qui se faisaient tuer par leurs propres autos que par faits de guerre. C’est pas des blagues.
— Mais quatre mille huit cents ?
— … un tirage au sort ?
Celeste balaya d’un geste de la main tout ce que disait ou dirait jamais Sniffles.
Mary Jane a raison, Tancred. C’est un chiffre tout simplement ridicule. Enfin, pendant la même guerre les Allemands ont fait passer sept millions de Juifs dans les chambres à gaz.
— Six millions, corrigea Petit Monsieur Gros Bisou. Mais ça ne change rien. Peut-être que ceux qui sont là ont été tués au cours d’une campagne particulière.
— Si c’était le cas, ils l’auraient dit.
Tancred n’en démordait pas, et il réussit même à leur faire admettre enfin que 4 800 était un chiffre impressionnant, surtout quand chaque nom était gravé dans de la pierre.