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Une autre statistique stupéfiante fut commémorée dans le square : en trente-cinq ans Castle Clinton avait servi de centre de transit à 7 700 000 immigrants ayant élu domicile aux États-Unis.

Petit Monsieur Gros Bisou se mit au travail et annonça qu’il faudrait 12 800 plaques de pierre telles que celles portant les noms des soldats, marins et aviateurs pour inscrire les noms de tous les immigrants avec leur pays d’origine, et une superficie de huit kilomètres carrés pour ériger ces pierres, soit la partie de Manhattan comprise entre ici et la Vingt-Sixième Rue. Mais tout bien réfléchi, le jeu en vaudrait-il la chandelle ? Cela changerait-il quoi que ce soit à l’ordre présent des choses ?

Alyona Ivanovna :

Un archipel d’îles brunes de formes irrégulières parsemait la mer bronzée de son crâne chauve. Les continents de sa chevelure bordaient celle-ci de falaises de marbre – surtout sa barbe, qui était blanche, drue et bouclée. Son dentier était du modèle classique agréé par le MODICUM ; ses habits, aussi propres qu’une étoffe aussi ancienne peut l’être. Il ne sentait même pas particulièrement mauvais. Et pourtant…

Il aurait eu beau prendre un bain tous les jours, vous auriez toujours pensé en le regardant qu’il était sale, comme ces planchers de maisons anciennes qui semblent avoir besoin d’être lessivés quelques minutes à peine après le passage de la serpillière. La crasse ne faisait plus qu’un avec la peau fripée et les vêtements fripés, et seule une intervention chirurgicale, ou une flamme, aurait pu l’en déloger.

Ses habitudes étaient aussi régulières qu’un foulard à pois. Il vivait dans un hospice pour vieillards de Chelsea – découverte qu’ils devaient à un orage qui les avait forcés à prendre le métro au lieu de rentrer chez eux à pied, comme d’habitude. Il lui arrivait de passer les nuits les plus chaudes dans le square, blotti dans l’embrasure de l’une des fenêtres de Castle Clinton. Il achetait ses casse-croûte dans une épicerie fine de Water Street, Dumas Fils : fromages, fruits d’importation, poisson fumé, pots de crème fraîche, une nourriture digne des dieux. Sinon il se serrait la ceinture, encore que l’hospice dût lui fournir des choses aussi prosaïques que le petit déjeuner. Pour un mendiant, c’était une façon étrange de dépenser son argent ; la plupart d’entre eux préféraient la drogue.

Professionnellement parlant, sa tactique était l’agression caractérisée. Par exemple, il vous fourrait la main ouverte sous le nez en disant : « T’as pas un p’tit quelque chose pour moi, mec ? ». Ou encore, sur le ton de la confidence : « J’ai besoin de soixante cents pour rentrer chez moi. » Il était stupéfiant de voir combien de fois ça marchait, bien qu’en réalité cela n’eût rien de stupéfiant. Il avait un charme quasi magnétique.

Et quelqu’un qui comptait sur son charme ne devrait pas être armé.

Au point de vue de l’âge, il pouvait avoir soixante ans, soixante-dix, soixante-quinze même, ou beaucoup moins. Tout dépendait de la vie qu’il avait menée, et où il l’avait menée. Il avait un accent qu’aucun d’entre eux ne pouvait identifier. Il n’était pas anglais, ni français, ni espagnol, ni probablement russe.

Outre sa tanière dans le mur de Clinton Castle, il avait deux endroits de prédilection. L’un était la promenade bétonnée qui longeait la mer. C’est là qu’il travaillait, dans l’espace compris entre le marchand ambulant et un point situé juste au-delà de Clinton Castle. Le passage d’un des grands croiseurs de la Navy, le U.S.S. Dana ou le U.S.S. Melville avait pour effet de le figer sur place ainsi que tous les habitants du square, comme au passage d’un défilé tout entier, blanc, silencieux, lent comme un rêve. C’était un fragment d’histoire qui passait, et même les Alexandriens étaient impressionnés, bien que trois d’entre eux eussent fait la croisière jusqu’à Andros Island et retour à bord d’un bâtiment de guerre. Parfois, cependant, il restait accoudé au garde-fou pendant de longues périodes, sans raison véritable, à contempler simplement le ciel de Jersey et la côte de Jersey. Au bout d’un moment il lui arrivait de parler tout seul ; ce n’était qu’un murmure inaudible mais très sérieux à en juger d’après la façon dont il plissait le front. Pas une seule fois ils ne le virent s’asseoir sur l’un des bancs.

Son autre endroit de prédilection était la volière. Les jours où on ne leur avait prêté aucune attention, il apportait sa contribution à la cause de la survie des oiseaux sous la forme de cacahuètes et de miettes de pain. Il y avait là des pigeons, des perroquets, une famille de rouges-gorges, et un grouillement prolétarien de ce que le panneau affirmait être des mésanges à tête noire, bien que d’après Celeste, qui avait été vérifier cette information à la bibliothèque, il ne s’agissait que d’une espèce un peu plus m’as-tu-vu de moineau. C’était également là, naturellement, que la militante Mlle Kraus se postait pour témoigner. Une de ses particularités (et probablement la raison pour laquelle on ne lui avait jamais intimé l’ordre de circuler) était qu’en aucun cas elle ne daignait accepter la discussion. Même les sympathisants n’arrivaient pas à lui arracher plus qu’un sourire sans joie et un bref hochement de tête.

Le mardi de la semaine précédant le jour J (c’était tôt le matin et il ne se trouvait que trois Alexandriens dans le square pour assister à cette confrontation), Alyona surmonta ses propres réticences au point d’essayer d’entamer la conversation avec Mlle Kraus.

Il se planta devant elle et se mit en devoir de lire à haute voix, avec son accent péniblement indéfinissable, le texte d’ARRÊTEZ LE MASSACRE : « Le Département d’État du gouvernement des États-Unis, sous la direction secrète des sionistes de la Fondation Ford, est en train d’empoisonner systématiquement les océans du monde avec de prétendues « unités de production alimentaire ». Est-ce cela qu’on appelle « une utilisation pacifique de l’énergie nucléaire ? », fin de citation, New York Times du 2 août 2024. Ou un nouveau Moondoggle ! (Nature World, numéro de janvier). Pouvons-nous nous permettre de rester indifférents plus longtemps ? Chaque jour quinze mille mouettes meurent par la faute de ce génocide systématique tandis que des responsables élus édulcorent et déforment les faits. Sachez la vérité. Écrivez à votre député. Faites entendre votre voix ! »

Au fur et à mesure qu’Alyona lisait, Mlle Kraus devenait de plus en plus écarlate. Resserrant son emprise sur le manche à balai turquoise auquel était agrafé le panneau, elle commença à secouer rapidement l’enseigne de haut en bas, comme si cet homme avec son accent étranger avait été quelque oiseau de proie qui s’était perché dessus.

— C’est ça que vous pensez ? lui demanda-t-il après avoir lu le texte jusqu’à la signature malgré les secousses.

Il toucha sa barbe blanche et ses traits se plissèrent en une expression philosophique.

— J’aimerais en savoir plus. Oui, vraiment. J’aimerais savoir ce que vous en pensez.

L’horreur avait figé ses membres. Ses yeux se fermèrent, mais elle se força à les rouvrir.

— Peut-être qu’on pourrait discuter de tout ça, poursuivit-il impitoyablement. Un jour où vous serez d’humeur plus causante. Qu’est-ce que vous en dites ?

Elle forma à grand-peine son sourire et opina imperceptiblement de la tête. Sur ces entrefaites, il s’en alla. Elle était sauvée, provisoirement, mais elle n’en attendit pas moins qu’il eût parcouru la moitié de la promenade avant de laisser l’air entrer dans ses poumons. Après une unique et profonde inspiration, ses mains fondirent en un tremblement incontrôlé.