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Il atteignit l’embarcadère du South Ferry à midi, gonflé du sentiment de sa libération imminente. Il faisait aussi beau qu’au premier jour J, comme si à minuit, sur le rebord de la fenêtre il avait réussi à faire revenir le temps sur ses pas jusqu’au moment où ç’avait commencé à clocher. Il avait mis ses shorts les plus anonymes et portait le pistolet dans un petit sac en toile beige qui pendait à sa ceinture.

Alyona Ivanovna était assis sur un des bancs près de la volière à écouter Mlle Kraus. La main droite de Mlle Kraus étreignait fermement l’enseigne tandis que la droite coupait l’air avec l’éloquence maladroite d’un muet recouvrant la parole à la suite d’une cure miraculeuse.

Petit Monsieur Gros Bisou emprunta le chemin et alla s’accroupir dans l’ombre de son monument. Celui-ci avait perdu son caractère magique la veille, quand tout le monde avait commencé à trouver les statues si ridicules. Elles avaient toujours l’air ridicule. Verrazzano était habillé comme un industriel de l’ère victorienne en vacances dans les Alpes. L’ange portait la chemise de nuit en bronze que portent habituellement les anges.

Son exaltation le quittait peu à peu, comme une pierre érodée par des siècles de vent. Il envisagea d’appeler Amparo, mais le réconfort qu’elle lui apporterait ne serait qu’un mirage tant qu’il n’avait pas réalisé le dessein qui l’avait mené jusqu’ici.

Il regarda son poignet, puis se rappela qu’il avait laissé sa montre à la maison. L’énorme horloge publicitaire sur la façade de la First National Citibank annonçait deux heures quinze. Ce n’était pas possible.

Mlle Kraus déblatérait toujours.

Il eut le temps de suivre des yeux un nuage qui venait de Jersey, passa au-dessus de l’Hudson et cacha momentanément le soleil. Des vents invisibles grignotaient ses bords estompés. Le nuage devint sa vie, qui disparaîtrait sans s’être jamais transformée en pluie.

Le temps passa. Le vieillard remontait à présent la promenade en direction de Castle Clinton. Il le fila, sur des kilomètres. Enfin ils se retrouvèrent seuls, ensemble, tout au bout du jardin public.

— Bonjour, dit-il avec le sourire qu’il réservait aux adultes d’importance douteuse.

Le regard d’Alyona se porta directement vers le sac en toile, mais Petit Monsieur Gros Bisou ne perdit pas pour autant contenance. L’autre devait se demander si cela valait la peine de lui réclamer de l’argent, argent qui, s’il en avait, serait contenu dans le sac. Le pistolet déformait très nettement celui-ci, mais pas d’une façon qui ferait normalement penser à une arme à feu.

— Désolé, dit-il calmement. Je suis fauché.

— Je ne t’ai rien demandé.

— Vous étiez sur le point de le faire ?

Le vieil homme fit mine de se détourner, ce qui obligea Petit Monsieur Gros Bisou à dire quelque chose très vite, quelque chose qui le retiendrait.

— Je vous ai vu discuter avec Mlle Kraus.

Il était retenu.

— Mes félicitations. Vous avez réussi à rompre la glace !

Le vieil homme sourit et plissa le front en même temps.

— Tu la connais ?

— Disons que nous étions conscients de son existence.

Le « nous » avait été un risque calculé, un hors-d’œuvre. Portant un doigt de part et d’autre des cordelettes qui maintenaient le lourd sac accroché à sa ceinture, il lui imprima un mouvement pendulaire indolent.

— Ça ne vous dérange pas que je vous pose une question ?

— Probablement que si.

Son sourire avait perdu toute trace de froideur ou de calcul. C’était le même sourire que celui qu’il aurait réservé à Papa, ou à Amparo, ou à Mlle Couplard, aux gens qu’il aimait bien.

— D’où venez-vous ? Je veux dire, de quel pays ?

— Je ne vois pas en quoi ça te regarde.

— Je voulais seulement… savoir.

Le vieil homme (il avait cessé dans un sens d’être Alyona Ivanovna) tourna les talons et se dirigea directement vers l’épais cylindre en pierre de la vieille forteresse.

Il se souvint que la plaque à l’entrée – la même qui parlait des 7 700 000 immigrants – disait que Jenny Lind avait chanté en cet endroit et avait remporté un vif succès.

Le vieil homme déboutonna sa braguette, sortit son sexe et commença à pisser contre le mur.

Petit Monsieur Gros Bisou se débattit avec les cordelettes qui fermaient le sac. Le vieillard mit incroyablement longtemps à vider sa vessie, car malgré toute la mauvaise volonté que mit le nœud à se défaire il réussit à extirper le pistolet avant que les dernières gouttes ne fussent secouées.

Il plaça l’amorce fulminante sur la capsule, ramena le chien en arrière de deux crans, enleva la sécurité, et visa.

L’autre ne mit aucune hâte à se reboutonner. Ce ne fut qu’une fois l’opération terminée qu’il se tourna dans la direction de Petit Monsieur Gros Bisou. Il vit le pistolet braqué sur lui. Ils se tenaient à sept ou huit mètres l’un de l’autre, et il pouvait difficilement ne pas l’avoir vu.

Il dit : « Ha ! » et même cette interjection, plutôt qu’adressée au garçon au pistolet, n’était qu’une parenthèse dans le monologue vaguement attristé qu’il poursuivait chaque jour au bord de l’eau. Il tourna les talons et l’instant d’après il était de nouveau au boulot, la main tendue, à taper quelque passant d’une pièce de vingt-cinq cents.

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Première partie, Mensonges

1. La télé (2021). – Mme Hanson préférait regarder la télévision quand il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce pour la regarder avec elle, encore que Shrimp, si l’émission traitait d’une question qu’elle prenait au sérieux – et il n’y avait aucun moyen de savoir d’un jour sur l’autre ce que cela pourrait être – était tellement exaspérée par les commentaires de sa mère que Mme Hanson laissait généralement Shrimp seule devant le poste et allait se réfugier soit dans la cuisine, soit dans sa chambre si Boz n’en avait pas pris possession pour se livrer à ses activités érotiques. Car Boz était fiancé à la fille qui habitait à l’autre bout du couloir, et comme le pauvre garçon n’avait pas un endroit dans l’appartement qui lui appartînt en propre, à l’exception d’un tiroir de la commode qu’ils avaient trouvée dans la chambre de Mme Shore, c’était le moins qu’elle pût faire de lui laisser la chambre à coucher quand elle-même ou Shrimp ne l’occupaient pas.

Avec Boz, quand il n’était pas pris par l’amour, et avec Lottie, quand elle avait suffisamment les deux pieds sur terre pour que les petits points sur sa rétine puissent former une image, elle aimait regarder les feuilletons. Ainsi va le monde, Bloc opératoire, C’est la vie ! Elle connaissait les tenants et les aboutissants de chaque tragédie, mais la vie telle qu’elle la connaissait, elle était beaucoup plus simple : la vie était un passe-temps. Pas un jeu, car cela aurait voulu dire que certains gagnaient et d’autres perdaient, et elle prenait rarement conscience de notions aussi brutales ou aussi menaçantes. C’était comme les après-midi qu’elle passait à jouer au Monopoly avec ses frères, quand elle était petite : Bien après que ses hôtels, ses maisons, ses obligations ou ses espèces se fussent envolés en fumée, ils la laissaient continuer à faire avancer son petit cuirassé sur le parcours, récoltant ses deux cents dollars ici, tombant sur Chance et Caisse de communauté là, allant en Prison et en sortant. Elle ne gagnait jamais mais elle ne pouvait pas perdre. Elle ne faisait que tourner et encore tourner. La vie.