— Ça a continué comme ça pendant presque toute la putain de nuit.
— Tu ne nous as toujours rien dit sur elle, fit remarquer Ada.
— Elle s’appelle Shrimp Hanson. Elle m’a dit qu’elle avait trente ans, mais je crois qu’elle a plutôt dans les trente-quatre, ou même plus. Elle habite quelque part du côté de la Onzième Rue Est, avec une mère et je ne sais plus combien d’autres gens. Une famille.
C’était là, fondamentalement, exactement ce que l’organisation condamnait le plus violemment. Les structures politiques autoritaires n’existaient que parce que les gens étaient conditionnés par des structures familiales autoritaires.
— Et elle n’a pas de travail. Seulement sa pension.
— Blanche ? demanda Jerry.
Étant la seule personne blanche dans ce groupe de Noirs, les règles de la diplomatie voulaient que ce fût elle qui posât cette question.
— Comme neige.
— Politisée ?
— Du tout. Mais je crois qu’elle pourrait le devenir si on la guidait. Quoique à bien y réfléchir…
— Quels sont tes sentiments envers elle maintenant ? demanda Graham.
De toute évidence, il pensait qu’elle était amoureuse. L’était-elle ? Peut-être. Et peut-être pas. Shrimp l’avait fait pleurer à chaudes larmes. Elle voulait lui rendre la monnaie de sa pièce. De toute façon, les sentiments, c’était quoi ? Des mots qui défilaient dans votre tête, ou des hormones dans une glande.
— Je ne sais pas.
— Alors qu’est-ce que tu veux qu’on te dise ? demanda Lee. Si tu dois la revoir ou pas ? Ou si tu es amoureuse ? Ou si tu devrais l’être ? Mais bon Dieu, ma vieille !
Il ponctua ces mots d’un soubresaut de toute cette graisse bon enfant.
— Vas-y. Paie-toi du bon temps. Baise jusqu’à plus soif ou chiale à en crever, si ça te dit. Y’a pas de raison de te priver. Mais souviens-toi de ceci : si tu découvres l’amour, garde-le dans un compartiment séparé.
Ils furent tous d’accord pour trouver que c’était le meilleur conseil qu’on pouvait lui donner, et son propre sentiment d’apaisement lui confirma que c’était ce qu’elle avait voulu s’entendre dire. Maintenant ils pouvaient passer aux choses sérieuses – aux quotas et aux différences de niveau de vie et aux raisons pour lesquelles la révolution, bien que retardée depuis si longtemps, était aussi imminente qu’inévitable. Puis ils quittèrent leurs bancs et passèrent une heure à s’amuser tout simplement. On n’aurait jamais pensé, en les regardant, qu’ils pouvaient être autre chose que cinq jeunes gens venus se payer du bon temps sur la piste de patin à roulettes.
5. Richard M. Williken (2024). – Ils s’installaient dans la chambre noire, qui était officiellement la chambre à coucher de son fils, Richard M. Williken Junior. Richard Junior n’existait que pour divers dossiers et archives de par la ville, quoique si le besoin s’en faisant sentir, un garçon répondant à ce nom pouvait être obtenu moyennant un forfait de location auprès du cousin de sa femme. Sans leur fils imaginaire, jamais les Williken n’auraient pu conserver leur trois-pièces maintenant que leurs vrais enfants ne vivaient plus avec eux.
Ils écoutaient les enregistrements qu’il reproduisait, généralement de l’Alkan ou du Gottschalk ou du Boagni, puisqu’il en faisait sa spécialité. La musique était la raison officielle, parmi d’autres raisons officielles telles que l’amitié, de sa présence chez Williken à longueur de journée. Ce dernier parlait, ou gribouillait, ou regardait l’aiguille des minutes simplifier une journée de plus. Sa raison officielle était qu’il travaillait, et dans la mesure où il reproduisait des enregistrements sur bande magnétique et prenait des messages et louait parfois, pour un tarif horaire dérisoire, le lit de son fils fictif, il travaillait effectivement. Mais dans la mesure qui comptait on ne pouvait pas dire qu’il travaillait.
Le téléphone sonnait. Williken décrochait et disait : « Ici le quinze cinquante-six, j’écoute. » Shrimp s’entourait de ses bras maigres et le regardait jusqu’à ce qu’elle sût, en le voyant baisser les yeux, que l’appel ne venait pas de Seattle.
Lorsque l’absence d’une forme ou d’une autre de reconnaissance mutuelle devenait par trop pesante ils se lançaient dans de petites discussions académiques sur l’art. L’art : Shrimp adorait ce mot (il était au sommet de sa pyramide, avec « épithèse », « mystique » et « Tiffany »), et ce pauvre Williken ne pouvait pas le laisser tranquille. Malgré le fait qu’ils n’essayaient jamais de descendre au niveau de la récrimination franche et ouverte, leurs afflictions secrètes et réciproques trouvaient toujours le moyen de montrer le bout de leur nez pendant les longs silences ou de devenir, avec un camouflage grossier, le vrai sujet de leurs petits débats, comme lorsque Williken, trop las pour ne pas être sérieux, avait annoncé :
— L’art ? Mais l’art c’est tout le contraire, ma chérie. L’artiste avance à tâtons. Il picore. Ce que tu prends pour de l’élan et de la force…
— et du plaisir, ajouta-t-elle.
— … n’est que poudre aux yeux. Mais l’artiste n’est pas dupe, lui. Il sait par expérience qu’il n’en sait rien.
— Comme les prostituées qui sont censées n’avoir jamais d’orgasmes, c’est ça ? J’ai parlé à une prostituée, un jour – je ne mentionnerai pas de nom – qui m’a dit qu’elle avait constamment des orgasmes.
— Ça ne m’a pas l’air très professionnel. Quand un artiste se laisse distraire, son travail en souffre.
— Oui, oui, c’est certainement vrai, dit-elle en balayant l’idée de son giron comme s’il s’agissait de miettes, pour toi. Mais il y a tout lieu de croire que pour quelqu’un comme…
Elle désigna l’appareil, avec ses quatre bobines de « From Sea to Shining Sea » tournant lentement sur elles-mêmes.
— … John Herbert MacDowell, par exemple. Pour lui ça doit être comme s’il était amoureux. Mais au lieu d’être limité à une personne, son amour à lui s’étend dans toutes les directions.
Williken fit une grimace.
— Quand tu dis que l’art ressemble à l’amour, je suis d’accord. Mais ça ne contredit pas ce que je disais tout à l’heure. C’est une question de patience et de tâtonnements, en art comme en amour.
— Et la passion ? Qu’est-ce qu’elle devient là-dedans ?
— Elle n’intervient que chez les très jeunes.
Il lui laissa charitablement le soin de décider si ça collait.
Et cela continua ainsi pendant près d’un mois, et pendant toute cette période il ne s’accorda qu’une seule cruauté délibérée. Malgré ce que son apparence personnelle pouvait avoir de crasseux – les vêtements qui ressemblaient à des pansements sales, la barbe clairsemée, les mauvaises odeurs – Williken était un maniaque et sa manie particulière (sur le plan ménager aujourd’hui comme naguère sur le plan artistique) consistait à effacer les traces de sa propre présence indésirable, d’essuyer ses empreintes digitales pour semer la confusion chez ses poursuivants. Ainsi chaque objet laissé en vue dans la pièce en arrivait à devenir lourd de sens, comme autant de crânes dans une cellule de moine : le téléphone rose, le lit défoncé de Richard Junior, les enceintes acoustiques, le long col de cygne argenté du robinet d’eau, le calendrier avec ses deux amants se roulant dans la neige de « Janvier 2024 ». Sa cruauté consistait simplement à ne pas le mettre à jour.
Elle ne disait jamais, comme elle aurait pu le faire :
— Willy, pour l’amour du ciel, on est le 10 mai.