Peut-être la douleur qu’il ravivait ainsi lui prodiguait-elle une sorte de satisfaction masochiste. Toujours est-il qu’elle la rongeait comme un os. De tels états d’âme étaient totalement étrangers à Williken, et il trouvait tout le drame de son abandon parfaitement grotesque. L’angoisse par amour de l’angoisse.
Ç’aurait pu continuer comme ça jusqu’à l’été, mais un jour le calendrier disparut et fut remplacé par une de ses photographies.
— C’est toi qui l’as faite ? demanda-t-elle.
Son embarras était sincère. Il hocha la tête.
— Je l’ai remarquée dès que je suis entrée dans la pièce. Une photo représentant un verre d’eau à demi plein reposant sur une étagère en verre mouillée. Un deuxième verre vide en dehors du cadre projetait une ombre sur les carreaux blancs du mur.
Shrimp s’en approcha.
— C’est triste, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas, dit Williken.
Il se sentait désorienté, offensé, angoissé.
— Généralement je n’aime pas m’entourer de mes propres créations. On finit par ne plus les voir. Mais je me suis dit…
— J’aime beaucoup. Vraiment.
6. Amparo (2024). – Le jour de son anniversaire, le 29 mai, elle s’était brusquement aperçue qu’elle haïssait sa mère. Son onzième anniversaire. C’était une révélation horrible, mais les Gémeaux ne se racontent pas d’histoires. Il n’y avait simplement rien d’aimable chez sa maman et tant de choses détestables. Elle les rudoyait, Mickey et elle, sans le moindre complexe, mais le pire c’était quand elle faisait une erreur dans le dosage de ses fichues pilules, s’embourbait dans un cafard noir et leur racontait en sanglotant des épisodes de sa vie ratée. Que ce fût une vie ratée ne faisait pas l’ombre d’un doute, mais Amparo ne voyait guère ce qu’elle avait fait pour éviter de la rater. Elle ne savait pas ce que c’était que le travail. Même à la maison elle laissait cette pauvre vieille grand-maman se taper tout le boulot. Elle se contentait de rester prostrée dans un coin, comme un animal dans un zoo, à renifler et à se gratter sa chatte pleine de puces. Amparo la haïssait.
Shrimp, avec cette façon qu’elle avait parfois de sembler pathétique, lui dit avant de dîner qu’elle avait à lui parler, et concocta un mensonge peu convaincant pour la faire sortir de l’appartement. Elles descendirent au quinzième où une Chinoise avait ouvert un nouveau magasin, et Shrimp acheta le shampooing à propos duquel elle faisait tant d’histoires.
Puis elles se rendirent sur le toit pour l’inévitable sermon. Le soleil avait attiré la moitié des habitants de l’immeuble sur le toit, mais elles trouvèrent un coin presque désert Shrimp enleva son chemisier, et Amparo ne put s’empêcher de penser qu’il y avait une sacrée différence entre sa mère et elle, bien que des deux ce fût Shrimp la plus âgée. Pas de bourrelets ni de rides, et une peau à peine granuleuse. Tandis que Lottie, qui pourtant avait eu au départ un avantage sur sa sœur, s’était laissée aller au point de devenir un monstre d’obésité. Ou tout au moins (« monstre » était peut-être un peu exagéré) elle en prenait le chemin, et à toute allure.
— C’est tout ? demanda Amparo une fois que Shrimp eut représenté sa dernière pieuse excuse pour tout ce qu’il pouvait y avoir d’affreux en Lottie.
— On peut redescendre maintenant que j’ai suffisamment honte ?
— À moins que tu ne veuilles m’exposer ton propre point de vue ?
— Je ne pensais pas avoir droit à un point de vue.
— C’était vrai quand tu avais dix ans. Mais à onze ans on a le droit d’avoir un point de vue.
Amparo eut un sourire qui aurait pu se traduire par : toujours aussi démocratique, cette bonne vieille tante Shrimp. Puis elle redevint sérieuse.
— Maman me déteste, c’est aussi simple que ça.
Elle cita des exemples à l’appui de ses dires.
Shrimp n’eut guère l’air impressionnée.
— Tu préfères lui rendre la vie dure, c’est ça ?
— Non, protesta Amparo, en pouffant de rire. Mais pour une fois que ce serait moi.
— Mais c’est ce que tu fais, tu sais. Tu lui rends la vie dure quelque chose de terrible. Comme tyran tu es encore pire que madame truc, là, avec les goitres.
Amparo eut un second sourire plus hésitant que le premier.
— Moi ?
— Toi. Même Mickey s’en rend compte, mais il ne dit rien de peur que tu ne te retournes contre lui. On a tous peur de toi.
— Tu dis n’importe quoi. Je ne sais même pas de quoi tu veux parler. C’est parce que je dis des choses sarcastiques de temps en temps ?
— Si ce n’était que de temps en temps ! Tu es aussi changeante qu’un horaire d’avion. Tu attends qu’elle soit au plus bas, vraiment à terre, et puis tu vises sa jugulaire. Qu’est-ce que tu as encore dit, pas plus tard que ce matin ?
— J’ai dit quelque chose ce matin ?
— Une histoire d’hippopotame dans la boue.
— Je parlais à grand-mère. Elle n’a rien entendu. Elle était au lit, pour changer.
— Elle a entendu.
— Alors je suis désolée. Qu’est-ce que je dois faire, lui présenter mes excuses ?
— Tu devrais cesser de lui rendre la vie plus difficile qu’elle n’est déjà.
Amparo haussa les épaules.
— C’est elle qui devrait cesser de me rendre la vie difficile. Je suis désolée de revenir là-dessus sans arrêt, mais je veux aller à l’école Lowen. Et pourquoi est-ce que je n’irais pas ? C’est pas comme si je demandais la permission d’aller au Mexique pour me faire enlever les seins.
— Je suis d’accord. C’est sans doute une bonne école. Mais tu vas déjà à une bonne école.
— Mais c’est à l’école Lowen que je veux aller. Ça me permettrait de faire une carrière, mais évidemment maman est incapable de comprendre une chose pareille.
— Elle ne veut pas que tu ailles vivre loin d’elle. Tu trouves que c’est si cruel que ça ?
— Évidemment, parce que si je partais, il n’y aurait plus que Mickey pour lui servir de souffre-douleur. De toute manière je resterais ici officiellement, et c’est tout ce qui l’intéresse.
Pendant quelque temps, Shrimp garda un silence qui paraissait délibérateur. Mais qu’y avait-il à délibérer ? Tout était tellement évident. Amparo en aurait hurlé.
Finalement Shrimp dit :
— Faisons un marché. Si tu promets de ne pas faire ta chipie, je ferai ce que je pourrai pour la persuader de t’inscrire à l’école Lowen.
— C’est vrai ? Tu ferais ça ?
— Est-ce que toi tu acceptes mes conditions ? C’est ça que je veux savoir.
— Je me traînerai à ses pieds. Tout ce que tu voudras.
— Si tu ne le fais pas, Amparo, si tu continues à te conduire envers elle comme tu le fais en ce moment, crois-moi, je lui dirai qu’à mon avis l’école Lowen détruira le peu de caractère que tu as.
— Je te le promets. Je te promets d’être aussi gentille que – que quoi ?
— Qu’un gâteau d’anniversaire ?
— Qu’un gâteau d’anniversaire, absolument !
Sur ce elles scellèrent leur pacte par une poignée de main, se rhabillèrent et descendirent à l’appartement où un vrai gâteau d’anniversaire, plutôt triste, plutôt minable, les attendait. Malgré tous ses efforts, pauvre grand-mère n’arrivait tout simplement pas à faire de la bonne cuisine. Juan était arrivé pendant qu’elles discutaient sur le toit, et pour Amparo ce fut, bien plus que n’importe lequel de ses minables cadeaux, une agréable surprise. On alluma les chandelles, et tout le monde chanta joyeux anniversaire : Juan, grand-mère, maman, Mickey, Shrimp.