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Il l’assura que l’histoire lui paraîtrait tout à fait banale une fois qu’elle aurait accepté l’axiome de départ. Une histoire d’amour. C’est tout. Elle aimerait, il en était sûr. Tout le monde aimait ce livre.

— C’est un bouquin extra, répéta-t-il.

Comme elle voyait qu’il avait vraiment l’intention de le lire, elle le fit entrer dans le salon et s’installa dans un coin du sofa tandis que Len s’asseyait dans le coin opposé. Elle trouva les bâtonnets d’Oraline dans son sac à main. Comme il n’en restait que trois, elle ne lui en offrit pas. Elle se mit à en sucer un avec complaisance, puis pensa après coup avec un certain sens de l’humour à adapter un badge qu’elle avait reçu en prime à l’extrémité du bâtonnet. On pouvait y lire : JE N’EN CROIS PAS UN MOT. Mais Len ne releva pas la plaisanterie, à moins qu’il ne l’eût tout simplement pas comprise.

Il se mit à lire, et ça commençait dès la première page par une scène érotique. Ce n’était pas en soi quelque chose qui pouvait la déranger. Elle avait toujours cru à l’amour physique et en avait tiré plaisir, et bien qu’elle pensât que l’acte sexuel ne devait pas forcément être porté sur la place publique, une discussion candide sur la question ne pouvait faire de mal à personne. Ce qui l’embarrassait, c’était que la scène se déroulait sur un sofa bancal auquel il manquait un pied. Or le sofa sur lequel elle-même et Len avaient pris place était également bancal et n’avait que trois pieds, et il semblait à Mme Hanson qu’on ne pouvait pas s’empêcher de faire un rapprochement.

La scène du sofa dura un temps fou. Puis rien ne se passa du tout pendant quelques pages, rien que du verbiage et des descriptions. Pourquoi donc, se demandait Mme Hanson, le gouvernement paierait-il des étudiants pour qu’ils aillent chez les gens leur lire de la pornographie ? Tout l’intérêt de l’Université, n’était-ce pas d’occuper le plus grand nombre de jeunes gens possibles pour les empêcher d’inonder le marché de l’emploi ?

Mais peut-être s’agissait-il d’une expérience. Une expérience portant sur l’éducation des adultes ! Plus elle y réfléchissait, plus elle trouvait l’explication satisfaisante. Vu sous cet angle, le livre devint tout à coup un défi pour elle, et elle essaya d’écouter plus attentivement. Quelqu’un était mort, et l’héroïne – elle s’appelait Linda – allait hériter d’une fortune. Mme Hanson avait été à l’école avec une fille appelée Linda, une Noire un peu niaise dont le père possédait deux magasins de fruits et primeurs. Depuis, elle n’aimait pas ce prénom. Len s’arrêta de lire.

— Oh ! continuez. Je trouve ça amusant.

— Moi aussi, madame Hanson, mais il est quatre heures.

Elle se crut obligée de dire quelque chose d’intelligent avant qu’il s’en aille, mais en même temps elle ne voulait pas montrer qu’elle avait deviné le but de l’expérience.

— C’est une histoire très originale.

Len eut un sourire d’assentiment qui dévoila deux rangées de petites dents gâtées.

— J’ai toujours dit qu’il n’y avait rien de mieux qu’une bonne histoire d’amour, dit-elle.

Et avant qu’elle ait eu le temps d’ajouter sa petite plaisanterie (« sauf peut-être une bonne histoire de cul »), Len lui donnait la réplique :

— Je suis bien de votre avis, madame Hanson. Alors vendredi, à deux heures ?

De toute manière, la plaisanterie n’était pas d’elle mais de Shrimp.

Mme Hanson n’avait pas du tout le sentiment de s’être montrée à son avantage, mais il était trop tard. Len s’apprêtait à prendre congé ; il prit son parapluie, son livre noir, le tout sans cesser de parler. Il n’oublia même pas la casquette à carreaux mouillée qu’elle avait accrochée à la patère pour qu’elle sèche. L’instant d’après il était parti.

Elle sentit son cœur se gonfler dans sa poitrine et cogner comme s’il allait se rompre, pa-trac ! pa-tatrac ! Elle retourna vers le sofa. Les coussins étaient encore écrasés là où Len s’était assis. Soudain elle vit la pièce comme il avait dû la voir : le lino si crasseux qu’on ne distinguait plus les motifs, les fenêtres sales, les persiennes cassées, des piles de jouets et des amas de vêtements et des enchevêtrements des deux dans tous les coins. Puis, comme pour compléter ce tableau de dévastation, Lottie sortit en titubant de sa chambre à coucher, enveloppée d’un drap sale et exhalant une odeur nauséabonde.

— Il y a du lait ?

— Est-ce qu’il y a du lait !

— Allons bon. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tu me le demandes vraiment ? Regarde cette pièce. On dirait qu’elle a été bombardée.

Lottie eut un petit sourire mal réveillé.

— Je dormais. A-t-elle été bombardée ?

Ah ! cette bonne vieille Lottie, comment vouliez-vous continuer à lui en vouloir après une réponse pareille ? Mme Hanson eut un rire indulgent, puis se mit en devoir de lui parler de Len et de l’expérience, mais Lottie était de nouveau repartie dans son monde à elle. Quelle vie, pensa Mme Hanson, et elle passa à la cuisine pour préparer un verre de lait.

9. Le climatiseur (2024). – Lottie entendait des choses. Si elle était assise près de l’ex-entrée devenue placard, elle pouvait entendre des conversations entières se déroulant dans le couloir du palier. Lorsqu’elle était dans sa chambre à coucher, elle entendait tout ce qui se passait dans l’appartement – le brouhaha des voix à la télé, ou Mickey tenant de grands discours à sa poupée dans ce qu’il imaginait être de l’espagnol, ou le remue-ménage et le menu ramage de sa mère. De tels bruits avaient l’avantage d’être à l’échelle humaine. C’étaient les bruits qui sous-tendaient ceux-là qu’elle redoutait, et ils étaient là en permanence, à attendre que les bruits qui les masquaient s’arrêtent pour filtrer jusqu’à elle.

Une nuit, alors qu’elle était enceinte de cinq mois d’Amparo, elle avait été se promener du côté de Washington Square, était passée devant les palissades de l’université de New York et les immeubles de luxe pour jeunes cadres sur West Broadway. Elle s’arrêta devant la vitrine de son magasin préféré où les cristaux d’un lustre reflétaient les phares des voitures qui passaient. Il était quatre heures et demie, l’heure la plus calme du petit matin. Un diesel passa en pétaradant et tourna à gauche sur Prince Avenue. Un silence de mort s’installa dans son sillage. C’est alors qu’elle entendit l’autre bruit, un grondement lointain, impossible à localiser, comme l’imperceptible signe prémonitoire qui vous avertit, lorsque vous descendez le fil d’une paisible rivière, de la cataracte qui se rapproche. Depuis lors, le bruit de ces rapides l’avait suivie partout, parfois distinctement, parfois seulement de façon diffuse, comme des étoiles masquées par le smog, comme article de foi.

Il y avait bien des moyens de résister. La télé constituait une barrière efficace, pourvu qu’elle pût se concentrer et que les émissions n’eussent pas elles-mêmes quelque chose d’inquiétant. Parler était également un bon moyen de défense, si elle trouvait quelque chose à dire et quelqu’un pour l’écouter. Mais elle avait été trop submergée par les monologues de sa mère pour n’être pas sensible aux signes d’ennui chez ses interlocuteurs, et Lottie, contrairement à sa mère, n’osait pas continuer comme si de rien n’était. Les livres exigeaient trop d’effort et ne lui étaient d’aucun secours. Naguère elle avait pris plaisir aux histoires toutes simples des albums de bandes dessinées qu’Amparo ramenait à la maison, mais maintenant Amparo avait passé l’âge des bandes dessinées et Lottie n’osait pas s’en acheter pour elle-même. En tout état de cause, ils coûtaient trop cher pour qu’elle pût songer à en faire une drogue.