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— Jan !

— Salut. Je suis venue hier, mais ta mère a dit que tu dormais. J’aurais sans doute dû attendre, mais je ne savais pas si…

— Enlève ton manteau. Tu es trempée.

January s’aventura suffisamment loin dans la pièce pour pouvoir refermer la porte, mais elle ne s’approcha pas du lit et n’enleva pas son manteau.

— Comment as-tu su que…

— Ta sœur en a parlé à Jerry, et Jerry m’a téléphoné. Je serais venue plus tôt, mais je n’avais pas l’argent. Ta mère dit que tu vas bien, maintenant, pour l’essentiel.

— Oh ! je vais très bien. Ce n’était pas tellement l’opération, tu sais. Ça n’avait rien de plus compliqué que d’enlever une dent de sagesse. Mais impatiente comme je suis, j’ai décidé que je ne pouvais pas rester au lit, alors…

Elle rit (gardant toujours à l’esprit que la vie a aussi ses côtés comiques) et se permit une petite plaisanterie.

— Maintenant je peux, remarque bien. Le plus patiemment du monde.

January fronça les sourcils. Pendant toute la journée d’hier et durant tout le voyage jusqu’à la Onzième Rue aujourd’hui, et durant toute l’ascension des escaliers, des sentiments de tendresse et de sollicitude s’étaient tournés et retournés en elle comme des vêtements dans une essoreuse. Mais à présent, face à face avec Shrimp, la voyant utiliser les mêmes vieux stratagèmes, elle ne ressentait que de l’aversion et une colère naissante, comme si quelques heures seulement s’étaient écoulées depuis cet horrible repas deux ans auparavant. Une saucisse de chez Betty Crocker et des pommes de terre.

— Je suis heureuse que tu sois venue, dit Shrimp sans conviction.

— Vraiment ?

— Oui.

La colère disparut et la mauvaise conscience vint tourbillonner derrière le hublot de l’essoreuse.

— Ton opération, c’était parce que… à cause de ce que j’avais dit au sujet des femmes qui avaient des enfants ?

— Je ne sais pas, January. Avec le recul, mes raisons ne sont pas claires. J’ai certainement été influencée par certaines des choses que tu m’as dites. Moralement, je n’avais pas le droit d’avoir des enfants.

— Non, c’est moi qui n’avais pas le droit de t’imposer mes opinions comme ça. Tout ça à cause de mes principes ! Je le vois bien maintenant.

— Tu sais…

Shrimp but une gorgée d’eau et reposa le verre sur la table de chevet. C’était un ineffable rafraîchissement.

— Ce n’est pas seulement une question de politique. Après tout, je ne risquais pas dans l’immédiat de faire bondir le taux de natalité, c’est le moins que l’on puisse dire. J’avais rempli mon quota. C’était un geste ridicule et mélodramatique, comme le Dr Mesic me l’a d’ailleurs…

January avait enlevé son manteau de pluie et s’était approchée du lit. Elle portait la blouse d’infirmière que Shrimp avait achetée pour elle des siècles auparavant. Elle tenait à peine dedans.

— Tu te souviens ? dit January.

Shrimp hocha la tête. Elle n’avait pas le cœur de lui dire qu’elle n’était pas excitée. Ni honteuse. Ni rien. Le grand-guignol de Bellevue l’avait vidée de tout sentiment, de tout désir sexuel, de tout.

January glissa ses doigts sous le poignet de Shrimp pour lui prendre le pouls.

— Il est lent, fit-elle observer.

Shrimp retira sa main.

— Je n’ai pas envie de jouer.

January se mit à pleurer.

13. Shrimp, au lit (2026). – « Tu sais ? J’aimerais le voir marcher de nouveau normalement. C’est peut-être moins ambitieux que de vouloir la révolution, mais c’est quelque chose que je peux faire, qui est à ma mesure. Tu comprends ? Parce qu’un immeuble, c’est comme… C’est comme un symbole de la vie qu’on mène à l’intérieur.

« Un ascenseur, un seul ascenseur en ordre de marche, et même pas toute la journée si nécessaire. Peut-être seulement une heure le matin et une heure en fin d’après-midi, quand il y a de l’énergie disponible. Ça ferait une de ces différences pour les gens comme nous qui habitent les derniers étages ! Essaie de te souvenir de toutes les fois où tu as renoncé à monter me voir à cause de ces escaliers. Ou de toutes les fois où je suis restée à la maison. C’est pas une vie. Mais ce sont les vieux qui en souffrent le plus. Ma mère, je parie qu’elle ne descend pas la rue plus d’une fois par semaine ces temps-ci, et Lottie est presque aussi paresseuse qu’elle. C’est Mickey et moi qui devons aller chercher le courrier, les provisions, et tout le reste, et c’est plutôt injuste, tu ne trouves pas ?

« Et en plus, savais-tu qu’il y a deux personnes employées à plein temps dans cet immeuble pour faire les courses des gens qui sont coincés dans leur appartement sans personne pour les aider ? Je n’exagère pas ! On les appelle des auxiliaires. Tu vois un peu d’ici ce que ça doit coûter !

« Et s’il y a un coup dur ? Ils envoient le médecin chez les gens plutôt que de descendre tant de marches en portant quelqu’un. Si mon hémorragie avait commencé ici au lieu de commencer à la clinique, je ne serais peut-être pas en vie à l’heure qu’il est. J’ai eu de la chance, c’est tout. Tu te rends compte, j’aurais pu mourir simplement parce que personne dans cet immeuble ne veut se donner le mal de faire réparer ces putains d’ascenseurs ! Alors je me dis que maintenant, c’est à moi de prendre les choses en main. Bats-toi ou tais-toi. T’es pas d’accord ?

« J’ai fait circuler une pétition, et évidemment tout le monde l’a signée. Ça, ça ne demande aucun effort. Mais quand j’en ai touché deux mots à deux ou trois personnes qui pourraient nous être utiles, elles m’ont répondu qu’effectivement le système des auxiliaires était aberrant mais que ça coûterait plus cher encore de faire marcher les ascenseurs. Je leur ai dit que les gens accepteraient de payer avec des tickets s’il n’y avait que la question de l’argent. Et ils ont dit, oui, évidemment, sans aucun doute. Et maintenant, Mlle Hanson, faites-moi le plaisir de me foutre la paix, et merci encore pour votre sollicitude.

« Il y en avait un, le pire jusqu’ici, un rond-de-cuir au bureau du MODICUM appelé R. M. Blake, qui n’arrêtait pas de me féliciter pour mon merveilleux sens des responsabilités. Comme ça, carrément : Quel merveilleux sens des responsabilités vous avez, Mlle Hanson. Comme vous avez du caractère, Mlle Hanson. J’avais envie de lui dire, ouais, c’est pour mieux te bouffer, grand-maman. Le vieil hypocrite.

« C’est marrant, tu ne trouves pas, ce chassé-croisé qu’on a fait ? C’est tellement symétrique. Avant, c’était moi qui étais mystique et toi qui étais politisée, et maintenant c’est exactement l’inverse. C’est comme, est-ce que tu as vu Les orphelins l’autre soir ? Ça se passait au XIXe siècle, et il y avait un couple marié, très bien ensemble et très pauvre, sauf qu’ils avaient chacun une chose dont ils étaient fiers. L’homme a une montre en or et la femme, la pauvre, elle a ses cheveux. Et qu’est-ce qui arrive ? Lui met sa montre au clou pour acheter un peigne à sa femme, et elle vend ses cheveux pour lui offrir une chaîne de montre en or. C’était vraiment une histoire dingue.

« Mais quand on y réfléchit, c’est exactement ce qu’on a fait, pas vrai, January ?