« January, tu dors ? »
14. Lottie, à l’hôpital Bellevue (2026). – « Ils parlent de la fin du monde, des bombes et de tout ça, ou quand ce n’est pas des bombes c’est des océans qui meurent, ou des poissons, mais avez-vous jamais regardé l’océan ? Moi, je m’en faisais avant mais maintenant je me dis : et alors ? Qu’est-ce que ça peut faire si c’est la fin du monde ? Ma sœur, elle, c’est tout le contraire. S’il y a des élections elle restera devant la télé toute la nuit pour la regarder. Ou un tremblement de terre. Ou n’importe quoi. Mais à quoi ça sert ?
« La fin du monde. Je vais vous dire, moi. La fin du monde, il y a cinquante ans que c’est arrivé. Peut-être cent. Et depuis c’a été formidable. Je parle sérieusement. Personne ne vient vous casser les pieds. On peut se laisser aller. Vous savez quoi ? J’aime bien la fin du monde.
15. Lottie, au White Rose Bar (2024). – « Évidemment, il y a de ça. Quand les gens ont tellement envie que quelque chose arrive, par exemple un cancéreux ou moi avec mes douleurs dans le dos, on se dit que ça y est. Alors qu’en fait ce n’est pas vrai. Mais quand ça vous arrive pour de vrai on ne peut pas s’y tromper. Le visage des gens change. Ils n’ont plus l’air désorientés ou agressifs. Ce n’est pas qu’ils se décontractent comme pour dormir, ça arrive d’un seul coup. Il y a quelqu’un d’autre avec eux, un esprit, qui les touche, qui calme la douleur là où ça leur fait mal. Ça peut être une tumeur, ça peut être une angoisse psychologique, mais l’esprit est très précis, bien que les plus élevés soient parfois difficiles à comprendre. Il n’y a pas toujours des mots pour exprimer ce qu’ils vivent sur un plan supérieur. Mais ceux-là sont les seuls qui peuvent guérir. Les autres, les esprits moins élevés qui n’ont quitté notre plan que depuis peu ne sont pas aussi forts. Ils ne peuvent pas nous aider autant parce qu’ils sont encore eux-mêmes un peu désorientés.
« Ce que vous devriez faire c’est y aller vous-même. Ça ne la dérange pas qu’on soit sceptique. Tout le monde l’est, au début, surtout les hommes. Même moi, il m’arrive encore de penser : elle nous trompe, elle a tout inventé. Il n’y a pas d’esprit, on meurt, et puis c’est tout. Ma sœur – c’est elle qui m’y a emmenée la première fois – je devrais plutôt dire traînée – elle n’y croit plus. Mais elle n’en a jamais vraiment profité, tandis que moi… merci, je veux bien.
« Bon. La première fois c’était à une messe de guérison classique il y a un an environ. Ce n’était pas la femme dont je vous parlais. Les Amis Universels. Ils étaient à l’Americana. Il y a eu d’abord un débat sur l’immortalité de l’âme, et puis dès le début de la messe, j’ai senti un esprit poser ses mains sur ma tête. Comme ça. Très fort. Et froid, comme une serviette mouillée quand on a la fièvre. Je me suis concentrée sur mes douleurs dans le dos qui me faisaient terriblement souffrir à l’époque. J’ai essayé de sentir s’il y avait une différence. Parce que je savais que j’avais été guérie d’une façon ou d’une autre. Ce n’est qu’après la réunion, quand je me suis retrouvée sur la Sixième Avenue, que je me suis rendu compte de ce qui s’était passé. Vous savez quand on regarde une rue en enfilade tard le soir et qu’on voit tous les feux passer au vert en même temps ? Eh bien, ma vie entière j’avais été daltonienne, mais cette nuit-là j’ai vu les couleurs comme elles sont vraiment. Elles étaient si vives, comme… je ne peux pas le décrire. J’ai passé toute la nuit à me promener malgré que c’était l’hiver. Et le soleil, quand il s’est levé ! J’étais sur le pont, et Dieu ! Mais pendant la semaine qui a suivi, ça m’a quitté, petit à petit. C’était un cadeau trop beau pour moi. Je n’étais pas prête. Mais des fois, quand j’ai l’esprit très clair et que je n’ai pas peur, j’ai l’impression que ça me revient. Juste l’espace d’un instant. Et puis c’est fini.
« La seconde fois… merci.
« La seconde fois ça n’a pas été aussi simple. J’étais à une messe de communication. Il y a cinq semaines environ. Ou un mois. Ça m’a l’air plus ancien que ça – enfin.
« Ça se passait comme ça. On écrivait trois questions et on repliait le papier, mais avant même que la Révérende Mère Ribera ait pu me prendre le mien des mains, il était là et – je ne sais pas comment décrire la chose. Il la secouait. Comme un prunier. Très violemment. Il y avait une sorte de lutte pour voir s’il arriverait à prendre le contrôle de son corps pour l’utiliser. D’habitude, voyez-vous, elle se contente de parler avec eux, mais Juan était si empressé et si impatient, vous comprenez. Vous savez comment il était. Quand il avait pris une décision, il n’y avait pas moyen de l’arrêter. Il n’arrêtait pas de m’appeler d’une voix toute drôle, comme étranglée. Tantôt je me disais, oui, c’est mon Juan, il essaie de communiquer avec moi, et l’instant d’après je pensais, non ça ne peut pas être lui, Juan est mort. Depuis tout ce temps, voyez-vous, j’essayais de communiquer avec lui – et voilà qu’il était là et je ne voulais pas l’accepter.
« Enfin.
« Il a fini par comprendre qu’il avait besoin de la coopération de la Révérende Mère Ribera, et il s’est calmé. Il a parlé de la vie de l’autre côté, et il a dit qu’il n’arrivait pas à s’y faire. Il y avait tellement de choses qu’il avait laissées inachevées ici-bas. Il a dit qu’à la dernière minute, il avait voulu changer d’avis, mais il était trop tard et il n’était plus son maître. Je voulais tellement croire que c’était vrai, qu’il était vraiment là, mais je ne pouvais pas.
« Et puis, juste avant qu’il la quitte, le visage de la Révérende Mère Ribera a changé, il est devenu beaucoup plus jeune, et elle a récité quelques vers de poésie. En espagnol – tout s’était passé en espagnol, bien sûr. Je ne me souviens pas des mots exacts, mais ça disait en gros qu’il ne pouvait pas supporter de me perdre. Bien que ce devait être la dernière peine que j’allais lui causer – el ultimo dolor. Bien que ce devait être le dernier poème qu’il allait m’écrire.
« Vous comprenez, je vous parle de ça il y a des années, Juan m’écrivait des poèmes. Alors quand je suis rentrée chez moi ce soir-là j’ai relu ceux que j’avais gardés, et il était là, le même poème. Il me l’avait écrit des années avant, après notre première rupture.
« Alors c’est pour ça, quand on me dit qu’il n’y a aucune raison scientifique de croire à la vie éternelle, je ne peux pas être d’accord. »
16. Mme Hanson, dans l’appartement 1812 (2024). – « Avril. Avril, c’est le pire des mois pour attraper un rhume. On voit le soleil et on se dit que c’est déjà la saison des manches courtes, et total quand on se retrouve dans la rue il est trop tard pour se changer. À propos de manches courtes, vous qui étudiez la psychologie, je me demande ce que vous allez dire de ça. Le fils de Lottie, vous l’avez vu, Mickey, il a huit ans maintenant, il refuse de porter des vêtements à manches courtes. Il ne veut pas qu’on voie la moindre partie de son corps. Vous ne trouvez pas que c’est morbide ? Moi si. Ou névrosé ? À huit ans ?
« Tenez, buvez ça. Cette fois je me suis souvenue et il n’est pas trop sucré.
« On se demande où les enfants vont chercher des idées pareilles. J’imagine que ça a dû être différent pour vous qui avez grandi sans famille. Sans foyer. Une vie si embrigadée. Je crois qu’aucun enfant… mais peut-être qu’il y a d’autres facteurs. Des avantages ? Enfin, c’est pas le genre de truc qui m’emballe. Mais dans un dortoir, il n’y a pas d’intimité, et vous, avec vos études, je me demande comment vous faites ? Et qui s’occupe de vous quand vous tombez malade ?