Le 29 mai 2013, Amparo naquit au 334. Ce ne fut que lorsqu’elle eut inscrit par erreur Hanson comme le nom de famille d’Amparo qu’elle s’aperçut que la bible ne faisait aucunement mention du père d’Amparo. Mais la liste officielle s’était vue doublée au fil des ans d’une liste de parents passés sous silence : sa propre belle-mère, Sue-Ellen, ses innombrables beaux-frères et belles-sœurs, et les deux enfants que Shrimp avait conçus dans le cadre de son contrat fédéral, Tigre (d’après le chat qu’il avait remplacé) et Thumper (d’après le Thumper de Bambi). Le cas de Juan était beaucoup plus délicat, mais finalement elle décida que bien qu’Amparo fût une Martinez, Lottie était encore légalement une Hanson, de sorte que Juan se trouva relégué en marge avec les autres cas litigieux. L’erreur fut rectifiée.
Le 6 juillet 2021, Mickey vit le jour, également au 334.
Puis, le 6 mars 2021, l’hospice d’Elisabeth appela Williken, qui monta transmettre le message comme quoi R. B. O’Meara était mort. Il s’était éteint paisiblement et volontairement à l’âge de 81 ans. Son père – mort !
Tandis qu’elle notait ce nouvel événement, Mme Hanson se rappela qu’elle n’avait pas jeté un regard à la partie religieuse du livre depuis que la société avait cessé de lui envoyer des leçons par correspondance. Elle piocha au hasard et tomba sur ce passage du Livre des Proverbes : « Méprisez les contempteurs de la loi mais plaignez les misérables qui l’ignorent. »
Plus tard elle lut ce message à Shrimp, qui était enfoncée jusqu’au cou dans le mysticisme, en espérant que sa fille le trouverait plus compréhensible qu’elle.
Shrimp le lut à haute voix, puis le relut, toujours à haute voix. Pour elle ça ne voulait rien dire de plus que ce que ça disait : « Méprisez les contempteurs de la loi, mais plaignez les misérables qui l’ignorent. »
19. Un emploi convoité (2021). – Lottie avait laissé tomber les études en seconde après que son professeur de lettres, la vieille Mme Sills, eut fait une remarque sarcastique sur ses jambes. Certaine que l’ennui et la claustrophobie (c’était du temps où ils habitaient Mott Street) auraient raison de son amour-propre avant la prochaine rentrée, sinon avant, Mme Hanson n’avait rien fait pour la pousser à y retourner. Mais lorsque vint l’automne, Lottie se montra intraitable, et sa mère accepta de signer les papiers la dispensant d’aller à l’école. Elle-même n’avait fait que deux années d’études secondaires et se rappelait à quel point elle avait détesté ça, les heures passées à écouter leur verbiage, à garder les yeux fixés sur leurs bouquins. Et puis c’était agréable d’avoir Lottie sous la main pour faire toutes les petites corvées ménagères telles que la lessive, la couture, la guerre contre les chats, que Mme Hanson trouvait ennuyeuses. Avec Boz, Lottie valait mieux qu’un kilo de pilules. Elle jouait et parlait avec lui pendant des semaines, une année après l’autre.
Puis, à dix-huit ans, Lottie reçut sa propre carte MODICUM et un ultimatum : si elle ne prenait pas un emploi à temps plein dans les six mois, elle cesserait d’être considérée comme enfant à charge et devrait aller habiter dans un des dépotoirs pour chômeurs endurcis tels que Roebling Plaza. Les Hanson seraient radiés du même coup de la liste d’attente pour le 334.
Lottie passa d’un emploi à l’autre avec la même indifférence têtue qui lui avait permis de sortir relativement peu marquée de son long passage à l’école. Elle travailla comme vendeuse. Elle tria des perles en plastique pour un industriel. Elle nota des numéros qu’on lui téléphonait de Chicago. Elle fit des emballages. Elle lava, remplit et boucha des bouteilles de cinq litres dans la cave de chez Bonwit. D’habitude elle se débrouillait pour partir ou se faire renvoyer vers le mois de mai ou de juin pour pouvoir profiter à fond de la vie avant de retourner mourir à petit feu sous la coupe d’un employeur.
Et c’est alors que par une superbe journée sur le toit juste après que les Hanson eurent emménagé dans le 334, elle avait rencontré Juan Martinez et que l’été était devenu officiel et continu : elle devint mère ! Épouse ! De nouveau mère ! Juan travaillait à la morgue de l’hôpital Bellevue avec Ab Holt, qui vivait à l’autre bout de leur couloir, ce qui expliquait comment ils en étaient arrivés à se rencontrer sur ce toit de juillet. Ça faisait des années qu’il travaillait à la morgue, de sorte que Lottie put s’abandonner en toute tranquillité à son rôle d’épouse-mère et laisser la vie devenir une piscine, avec son abonnement d’un an payé d’avance. Elle fut heureuse pendant longtemps.
Pas pour toujours. Elle était Capricorne, Juan Sagittaire. Depuis le début elle avait su que ça finirait un jour, et comment ça finirait. Les plaisirs de Juan devinrent des devoirs. Ses visites se firent plus rares. L’argent, qui était entré en un flot merveilleusement régulier pendant trois, quatre, presque cinq ans arriva en jets discontinus, puis goutte à goutte. La famille dut se débrouiller avec la pension de Mme Hanson, les allocations familiales pour Amparo et Mickey, et les divers expédients de Shrimp. La situation devint presque désespérée, au point que le loyer passa de la somme modique de trente-sept dollars cinquante à la somme exorbitante de trente-sept dollars cinquante, et c’est alors que la possibilité se fit jour pour Lottie d’obtenir un emploi fabuleux.
Cece Benn, de l’appartement 1438, était la balayeuse en titre de la Onzième Rue pour le pâté de maisons compris entre la Première et la Seconde Avenue, ce qui lui rapportait entre vingt et trente dollars par semaine en pourboires et en aumônes diverses, plus une pluie de bonnes choses à Noël. Mais ce qui rendait cet emploi si enviable, c’était qu’on n’avait pas à déclarer les revenus qu’il vous rapportait au bureau du MODICUM et que par conséquent on ne perdait aucune des prestations auxquelles on avait droit. Cece balayait la Onzième Rue depuis la fin du siècle dernier, mais maintenant elle approchait de l’âge de la retraite et avait décidé de se retirer des affaires.
Lottie s’était souvent arrêtée à son coin de rue quand le temps le permettait pour bavarder avec Cece, mais elle n’avait jamais imaginé que la vieille dame aurait pu considérer ces égards comme un signe de réelle amitié. Lorsque Cece laissa entendre qu’elle songeait à lui léguer sa licence, Lottie en resta ahurie de gratitude.
— Si ça vous intéresse, bien sûr, avait ajouté Cece avec un petit sourire timide.
— Si ça m’intéresse ! Si ça m’intéresse ! Oh ! madame Benn ! Elle dut continuer à s’y intéresser pendant plusieurs mois, car Cece n’était pas du genre à renoncer aux bénéfices de Noël. Lottie essaya de ne pas laisser ses espoirs affecter la façon dont elle se comportait à l’égard de Cece, mais il lui fut impossible de n’être pas plus activement cordiale, à telle enseigne qu’elle se retrouva en train de lui servir de coursier entre son appartement et la rue. De voir comment l’appartement de Cece était décoré, d’imaginer combien cela avait pu coûter lui fit désirer cette licence plus que jamais. Au début de décembre elle était prête à toutes les bassesses.
Pendant les vacances, Lottie attrapa la grippe et dut garder la chambre. Lorsqu’elle alla mieux, il y avait une nouvelle famille dans le 1438 et Mme Levin, de l’appartement 1726, était postée sur le coin de rue avec le balai et la timbale. Lottie découvrit plus tard par l’entremise de sa mère, qui l’avait appris de Leda Holt, que Mme Levin avait racheté sa licence à Cece pour six cents dollars.